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À la recherche du sens (perdu)

En 2008, David Vann lâchait une petite bombe avec la sortie de son premier roman, Sukkwan Island. 6 ans plus tard, Ugo Bienvenu adapte en BD ce petit bijou de noirceur naturelle, où la grandeur des paysages est liée au vide existentiel qu’elle comble chez un père en perdition. D’Avallon à l’Alaska, entre cinéma et BD, Ugo Bienvenu revient sur son premier album et son parcours.

L’horizon fermé

Pourquoi faire une version dessinée de ce roman de David Vann ?

Ugo Bienvenu : À la base, je ne connaissais pas ce texte ! Mon éditeur me l’a proposé parce que l’ambiance correspondait à mon travail, aux courts-métrages que j’avais réalisés. Les moyens narratifs étaient aussi assez proches de ce que je fais en film. Pourtant, j’ai eu du mal, au début, à écrire pour un scénario de bande dessinée. Je me sentais plus à l’aise dans le cinéma.

Pouvez-vous nous résumer votre carrière ?

Après avoir fini mes études, j’ai créé un département d’animation dans une boîte de production où j’ai écrit des courts métrages avec Kevin Manach, lui aussi dessinateur. Depuis quelques temps, je travaille beaucoup sur des documentaires filmés, pour lesquels il y a beaucoup de demande pour des parties animées.

Ce roman est un ouvrage très personnel pour son auteur, quelles contraintes particulières cela vous a t-il amené ?

Absolument aucune ! J’ai lu le livre sans savoir que c’était en partie inspiré d’éléments biographiques, je ne savais rien ni sur le livre, ni sur la vie de son auteur ! En fait, je n’ai rencontré David qu’une fois le story-board terminé. Mon arc narratif était déjà prêt : j’avais fait mon interprétation. 

Je n’ai découvert qu’après coup le succès du livre et tant mieux ! Le savoir à l’avance m’aurait ajouté beaucoup de pression, alors que le récit était proche de ce que je peux écrire, quelque chose de sec et glaçant où le cercle familial peut être un espace social complètement foutu !

À cet égard, le personnage du père est intéressant : c’est un personnage totalement moderne qui n’est plus motivé par un sens ou par une spiritualité. Il vient sur cette île pour essayer de retrouver un sens et essayer de transmettre à son fils quelque chose que lui-même n’a pas assimilé. Ce que j’ai essayé d’appuyer, et ce que David veut montrer, c’est que l’homme prend la responsabilité de ses actes lorsqu’il est trop tard, lorsqu’il n’a plus le choix.

On sent beaucoup d’émotions, de non-dits qui passent par les expressions des personnages. Comment avez-vous géré cet aspect graphiquement ?

Je savais quel répertoire d’expressions utiliser. L'important, comme au cinéma, c’est de savoir où placer la caméra, puis les émotions s’expriment d’elles-mêmes en fonction de la situation. Pour cet album, j’ai choisi d’être toujours à leur hauteur, que l’on soit avec Roy ou avec son père. C’était important d’être proche des personnages parce qu’ils sont très humains. Je pense que le livre de David a une portée universelle : il exprime la perte de repères que l’on peut ressentir dans nos sociétés et ce que l’on laissera à nos enfants.


Je me sens profondément athée, mais le rationalisme et l’athéisme n’apportent pas de substitut à la spiritualité, si ce n’est la politique et la culture. Or aujourd'hui, la perte d’intérêt pour la politique est réelle et l’accès à la culture reste privilégié. Je baigne dans la culture, c’est ma religion, ma raison de vivre. Jim, le père, ancien dentiste, n’a pas de raison de vivre. Il n’arrive plus à la trouver, d’où son désir de revenir à des pratiques « simples » en espérant y trouver un sens. Alors que son fils, lui, voit tous ses horizons fermés peu à peu par son père et finit par se demander ce qu’il va devenir, si ça vaut même la peine de grandir pour finir comme son père, à pleurer et à se branler le reste de sa vie.

Faire confiance aux erreurs

Quels autres changements narratifs avez-vous eu à faire par rapport au texte ?

Paradoxalement, il y a des scènes que j’ai dû changer pour révéler tout le sens qu’elles ont dans le roman. J’ai dû en dénaturer la forme pour en garder le sens intact dans une narration dessinée. Il y a surtout un jeu sur les ellipses : on devait sentir le temps passer (4 mois) sans le montrer par un texte ni le faire peser sur la lecture.

Vous avez choisi de dessiner des paysages et des personnages très détaillés…

C’est mon style habituel de dessin. J’essaie de m’approcher de la gravure, travailler les masses lumineuses plutôt que le trait. C’est ce que j’ai fait pour les premières planches, mais je me suis rapidement aperçu que je n’aurais pas le temps de finir l’album comme cela, je n’avais que 7 mois. Je voulais de la vibration, du détail et de l’évolution : j’avais donc besoin d’une gamme de gris parce que je ne voulais pas de couleur !

Pour ce qui est des décors, je ne voulais pas faire un abcédaire de la nature. J’ai fait des recherches assez sommaires sur l’Alaska, une grosse centaine d’images au plus. Je me suis surtout inspiré de La bête lumineuse, un documentaire hallucinant sur quatre potes chasseurs qui partent à la recherche d’un orignal. Mais je n’ai pas cherché l’ultra réalisme, je cherchais plutôt à faire des cases composées qui n’en aient pas trop l’air !

Quel regard portez-vous sur la relation père-fils que ce livre développe ?

J’ai une affection particulière pour les deux personnages. Finalement, je pense avoir fait plus un livre parlant de Jim, le père, qu’avoir compris les sentiments de Roy, son fils. Pourtant, quand je dessinais mon story-board, j’avais le sentiment d’avoir bien mieux compris Roy que Jim…

Mais il y a des choses que j’ai faites inconsciemment. Je fais confiance aux intuitions et aux erreurs, qui ont parfois un sens caché ! Je n’ai d’ailleurs presque pas retouché mon premier jet de story-board, à deux pages et à quelques cases près.

Quels projets pour l’avenir ?

Je suis en train de terminer l’écriture d’un roman graphique de science-fiction d’anticipation. Ça se passera en France, en Bourgogne près d’Avallon (petite ville icaunaise de 7000 âmes) où j’ai grandi, une région que j’aime. Je n’en dis pas beaucoup plus sur le scénario, désolé ! [rires]

Et comment envisagez-vous Avallon dans un siècle ?

Exactement comme maintenant. C’est le genre de ville qui a la chance, et le malheur, de ne pas pouvoir changer de visage. Mais du fait que mon personnage principal y habite et soit une figure importante dans l’univers que je développe, la ville pourrait bien changer énormément ! Donc je m’amuse à dessiner des vues d’Avallon entourée de grands axes routiers, etc.

Je termine aussi un autre court-métrage avec Kevin Manach, mon coréalisateur. Je viens d’ailleurs de terminer un pilote pour un long métrage avec lui, dont je n’ai malheureusement pas le droit de parler pour l’instant. Mais vous pouvez toujours retrouver un aperçu de mes autres courts-métrages sur mon site !

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