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Le Temps de noircir le réel

Après avoir créé l’imposant univers de Vermines avec son comparse Guillaume Guerse, Marc Pichelin a encore plein de choses à dire. Dans le sillage des insectes qu’il anime, il revient au cœur de sa ville digne des plus glauques romans noirs pour nous raconter la naissance de cette ouvre foisonnante.

Un univers grouillant (d’idées)

Comment est né ce projet, il y a 10 ans ?

Avec le dessinateur, Guillaume Guerse, on voulait faire un pastiche de BD autobiographique,  très présente dans les années 90. Les personnages et le lieu existent vraiment : c’est nous et quelques copains, dans le bar du Jour de fête à Albi ! Ce n’était pas pour autant autobiographique : on a écrit toute une série d’histoire qu’on a mises en scène pour observer nos petites manies ! On a fait ça durant plusieurs années en publiant dans diverses revues (Fluide Glacial, Jade, Ferraille) et trois albums.

Pour Ferraille, Winschluss nous demandait de trouver une nouvelle série, en couleurs, mais on travaillait sur des lieux et des personnes qui existaient, on était limités. Alors pour aller plus loin dans l’observation des petites villes de province avec leur milieu culturel, j’ai développé un univers parallèle à la série qu’on faisait. C’est pour cela que la couverture s’ouvre avec le personnage qui s’endort et cette mouche qui s’envole ! On ne sait pas si on rentre dans un rêve ou dans le monde de la mouche ; on peut donc aller très loin dans le pastiche.

Comment est née la BD Vermines ?

En fait, avec Vermines, on a ouvert une sorte de boîte de Pandore. Les deux premiers personnages qu’on a imaginés, c’est bien sûr Guillaume et moi, mais ensuite, en pensant à des gens autour de nous ou à des dysfonctionnements dont on avait envie de parler, l’univers s’est mis à foisonner. On a très vite eu de plus en plus de personnages, de relations entre eux, d’intrigues…

Je voulais arrêter le récit linéaire à la Tintin, avec un héros qui va d’aventure en aventure, je voulais que ce soit grouillant comme de la vermine. Il n’y a pas de héros, c’est plutôt le récit qui porte tous les personnages, qui vivent chacun leur vie. Cette série m’a libéré de nombreuses contraintes, le nombre de pages, le temps, etc. ça a été hyper facile !

Vous avez été influencés par le roman noir ?

C’est exactement ce que je voulais faire. Dans la BD humoristique telle qu’on la pratiquait, c’était difficile d’aller vers de tels univers. Je suis très inspiré par Jim Thompson, ses ambiances glauques, ses personnages crus, ses intrigues sordides mais traitées avec une grande humanité. Pour moi, c’est important d’aller loin dans une dénonciation du comportement humain, même si ce sont des bestioles… L’important c’est d’équilibrer le tout : ils sont à la fois amoureux, dégueulasses, cruels.

Certains noms sont quand même des hommages déguisés ?

À la littérature notamment, avec un hommage à John Kennedy Toole par exemple. Il y a évidemment un hommage à Winshluss et Cizo. Le personnage de Fred c’est Franky Balloné, à qui on a piqué des choses. Aux Requins Marteaux, les auteurs forment une sorte de famille, donc c’est toujours intéressant de faire des clins d’œil. Il n’y a bien sûr pas besoin de comprendre les clins d’œil pour suivre l’histoire mais ça apporte un plus…

Tu t’es vengé de Maya l’abeille…

Ouais, j’en avais marre de ce personnage qui me gonflait. Donc je voulais voir quel rôle aurait Maya l’abeille dans un roman de Thompson [une prostituée N.D.L.R.]. En même temps, les contes de fées m’ont toujours intrigués : qu’est-ce qu’ils font après ? La réalité y est limitée, mais la vie c’est pas comme ça ! Il y a un moment où on est heureux, on se marie, tout va bien mais la vie nous rattrape… Et ce qui m’intéresse avec Maya l’abeille, c’est ce qui se passe quand la vie la rattrape !

La misère à butiner

La seule qui s’en sort, c’est la chanteuse ?

Pénélope déclenche toute l’intrigue car c’est elle qui revient et les autres qui ne bougent pas ! Certains sont restés là, devenus vraiment minables : c’est quelque chose que l’on vit vraiment dans notre petite ville de province. Des artistes avaient des rêves, que le confort empêche de confronter à autre chose et ils se rétrécissent au fur et à mesure… Ils avaient du talent à la base mais n’ont pas pris de risques.

Le thème du loser, comme réalité ?

On transcende un peu la misère. Elle n’est pas que d’une seule couleur, elle peut être intellectuelle, sociale, sexuelle, économique ou même liée aux rêves d’enfants qu’on a jamais accomplis...

Le tableau de la dernière page ?

C’est un jeu de miroir. Ce tableau déclenche l’histoire : il symbolise vraiment le regard de soi : ça fait 20 ans que Gégé fait des autoportraits avec lesquels il essaie de construire une œuvre, alors qu’il est juste en train de regarder son nombril ! Mais jusqu’à la fin du travail, je ne savais pas quoi mettre sur ce tableau !

Finalement, il dessine une vraie mouche, comme il est représenté sur la couverture, pas le personnage anthropomorphe qu’on a conçu. Quand on a trouvé ça, on s’est dit ça y est, c’est évident : c’est horrible et drôle à la fois, parce que ça fait 20 ans qu’il ne fait que regarder une mouche et c’est moche ! C’est un beau hasard de l’écriture, on est parti d’un univers d’insectes pour revenir à un univers d’insectes…

Sur la couverture il y un numéro, il y en aura donc d’autres ?

Ouais, le premier synopsis avait un potentiel de 200-300 pages ! Comme Guerse, est un dessinateur très minutieux, ça nous aurait pris 20 ans ! Il y aura au moins 3 tomes, à lire séparément ou ensemble. Ce récit est à la fois très chaotique et très construit : des vies sont laissées en suspens. Elles seront racontées dans Vermines magazine.

On travaille aussi un récit en parallèle de Vermines : Vermisseaux qui s’adresse plutôt aux enfants. La première histoire paraîtra dans Spirou, comme le pendant rural de Vermines. On a eu envie d’un récit plus classique et plus léger, d’aventure, d’action, dans un décor avec plus luxuriant. Guerse avait besoin de dessiner un peu plus de vert, vu qu’il a passé des années dans un univers urbain très noir ! On est un peu dans le pastiche de Macherot et de Franquin : on aime se souvenir de cette BD là ! Après un récit très contemporain, on s’attache à un récit très clair avec une lisibilité maximum s’inspirant beaucoup de Franquin.

On a pris notre temps pour développer notre récit, en se disant qu’on ne ferait pas carrière, un peu comme des amateurs au sens noble du terme. On aime bien la liberté que ça nous donne. On préfère ne pas être bavards ni carriéristes. On s’est écharpés, comme l’a fait Blutch d’ailleurs, avec un nouveau rédacteur en chef de Fluide : on est partis car Vermines ne cadrait pas avec son projet. Bon, on lui a dit « va te faire foutre ! » et on est retournés de plus belle chez des éditeurs comme 6 Pieds sous terre et Les Requins marteaux !

On ne fait que les livres qui nous semblent nécessaires, c’est notre manière de voir la BD. Garder notre indépendance pour créer des choses qui nous semblent importantes, et pas pour occuper du mètre carré de linéaire en librairie !

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