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« Ça ne se discute plus »

Éric Warnauts et Raives sont un duo prolifique. En 1989, ils donnent naissance à Nina, l’Innocente, jeune femme Allemande découvrant les crimes du nazisme en parcourant les ruines de son pays. Depuis 2011, ils ont fait vieillir et grandir Nina dans l’Allemagne et l’Europe de l’après-guerre, à travers deux nouveaux cycles, Les Temps Nouveaux et Après-Guerre. Retour là où tout a commencé...

Représenter la Mort

Comment avez-vous commencé à travailler sur L’Innocente ?

Eric Warnauts : À la fin de la Seconde Guerre mondiale, mon père était militaire dans les troupes d’occupation en Allemagne. Il était d’ailleurs stationné dans le camp de Vogelsang, le camp que l’on voit au début de l’album. J’ai appris à nager dans la piscine du camp, ornée d’une mosaïque à la gloire du IIIe Reich !

C’était donc une envie de parler de thèmes qui m’ont évidemment touché, des questions sur le nazisme que je me suis posé dès mon plus jeune âge en Allemagne. Je me souviens d’une photo dont je ne comprenais pas le sens : deux hommes squelettiques qui se tenaient debout et un troisième homme sur le sol...

Raives : À l’époque, on ne voyait que très peu de documents sur le nazisme et ses horreurs. Aujourd’hui, il y a un devoir de mémoire, mais à l’époque, on n’avait presque que le feuilleton Holocauste pour aborder frontalement la question de la représentation des camps de la mort. Des questionnements donc, comme toujours.

Warnauts : Le thème, c’est d’abord la découverte des crimes des nazis en Allemagne. Nous ne sommes pas responsables des crimes de nos parents, mais nous ne pouvons pas les ignorer.


Vous êtes connus pour travailler sur vos albums à quatre mains. L’un se réserve les textes, l’autre les couleurs, mais vous dessinez tous les deux. Concrètement comment faites-vous?

Raives : Éric écrit le scénario comme une nouvelle. À partir de là, je fais un premier découpage, puis on en discute. Éric calibre les dialogues, puis on travaille le crayonné par couches successives ! Une fois que le crayonné est fini, on redessine sur papier aquarelle, ce qui nous permet d’avoir des repentirs jusqu’au dernier moment, puisque tout est redessiné. Après l’encrage, je m’occupe de l’aquarelle et il n’y a plus que le lettrage (informatique) à faire!

C’est hyper agréable ! Il y a toujours le regard de l’autre, on a l’impression que le travail avance tout le temps même si le procédé est long ! Faut y croire pendant un an quand on travaille sur un album et avec cette collaboration, on peut y croire toutes les semaines !


Comment avez-vous créé le personnage de Nina, l’Innocente ?

Warnauts : Quand on créé un personnage il s’impose à nous. L’innocente, c’est son âge en fait. On la découvre jeune, autour de 17 ans, ayant grandi dans un milieu protégé, dans une Allemagne à qui l’on a menti depuis 1933.

Raives : Et puis elle découvre le mensonge. Elle fuit. Et elle s’ouvre à la vie, à l’amour, au sexe. Elle se cherche, tant personnellement qu’historiquement. C’est aussi parce qu’elle permet ce genre de personnages que cette période est intéressante à traiter. On la retrouve d’ailleurs dans Après-Guerre et Les Nouveaux Temps où elle devient plus affirmée, personnellement mais surtout politiquement.

Warnauts : C’est un personnage que l’on a développé et qui a pris vie. Nous avions une grosse frustration à la sortie de l’album, en 1989. Nous voulions développer son histoire, la faire grandir et vieillir, mais ce n’était pas la politique éditoriale prévue à l’époque. C’était donc super de pouvoir la récupérer 25 ans après !

Décrire avant d’écrire

Vous vous êtes attaché à décrire de façon réaliste l’Allemagne d’après guerre, à partir de quoi avez-vous travaillé ?

Warnauts : Comme souvent, des témoignages ! Mon père s’est engagé, il était soldat en 1944 à 19 ans, il a fait la campagne d’Allemagne. Il nous a raconté à quoi ressemblait Cologne, presque intégralement rasée à la fin de la guerre. Nous voulions recréer une ambiance, nous avions besoin de témoignages ! Donc nous avons fait beaucoup de recherches en bibliothèque, dans des musées, etc. C’est important d’avoir des mémoires justes pour recréer une atmosphère.

Le livre s’ouvre d’ailleurs sur le discours convaincu de la responsable du camp…

Warnauts : Le camp de Vogelsang était en retrait des lignes et des villes stratégiques. À la fin de la guerre, les bombardements américains étaient si durs qu’il accueillait des civils réfugiés qui étaient renvoyés là où ils avaient de la famille. Le discours de Goebbels, complètement jusqu’au-boutiste, avait un écho. Des gosses de 14 ans se battaient pendant la bataille de Berlin…


Puis vous faites finalement arriver Nina à Berlin-Ouest….

Raives : On a suivi une logique de progression militaire et personnelle. Elle est récupérée par l’armée américaine, qu’elle suit donc jusqu’à Berlin-Ouest.

Warnauts : Mais à Berlin, Wim, son « compagnon » va faire du marché noir à l’Est, ce que l’on retrouve dans Après-Guerre d’ailleurs. Nina retrouve la même problématique et le même réseau de contrebande.

Comment avez-vous construit le personnage de Wim ?

Raives : Comme on fabrique souvent nos personnages masculins : quelqu’un qui roule pour lui ! Nina forte gagne en détermination. Il nous fallait quelqu’un qui la mette à l’épreuve et qui joue sur son innocence : lui n’est pas innocent, il sait très bien ce qu’il fait, il la manipule.


Le Jazz est-il aussi un élément important de la vie à Berlin ?

Raives : Tout à fait. C’est important, ça fait partie de l’époque. C’est aussi une musique qui nous parle beaucoup. Mes parents ont démarré avec Glenn Miller ; mon père m’a raconté avoir été voir Armstrong jeune, pour l’équivalent d’un mois de son salaire de l’époque ! Pour eux c’était important, c’est une musique qui leur a fait découvrir une certaine idée de la liberté.


Les soldats ne sont ni de glorieux libérateurs et ne sont pas tous d’odieux criminels de guerre.

Warnauts : Parce que c’est la réalité. Mon père ne me parlait pas beaucoup de cette époque là, mais rien n’est rose des deux côtés du conflit. On ne voulait pas rester sur l’image d’Épinal du libérateur.

Un épisode central de l’album est évidemment le procès de Nuremberg. Comment vouliez-vous le représenter ?

Raives : Froid, clinique. On ne donne que les faits. Mais pour le personnage, c’était vital : Nina découvre l’horreur pendant le procès. Tout a été caché aux Allemands de l’arrière. Ça me semblait important : il y a bien crime contre l’humanité, il y a bien reconnaissance du crime, ça ne se discute plus. Même s’il y a toujours des révisionnistes...


Quelles réactions aviez-vous reçues à la sortie de l’album ?

Warnauts : On a eu de très bonnes réactions dans l’ensemble. Mais on avait eu une critique dans Minute qui nous accusait de prendre le lecteur pour un naïf sur notre représentation du nazisme et de ses crimes… Un grand moment comme vous pouvez l’imaginer…

Quelques temps avant qu’il ne décède, Simon Wiesenthal [un survivant des camps ayant consacré sa vie à la recherche de criminels nazis après la guerre N.D.L.R.] disait dans une interview que les jeunes Allemands ne sont pas responsables des crimes de leurs parents, mais qu’il y a une nécessité de se souvenir, pour tous les jeunes Européens. Et on voit bien qu’il faut continuer.

Quels projets pour l’avenir ?

Raives : On continue Les Temps Nouveaux, qui raconte la suite de la vie de nos personnages. Nous sommes cette fois en 1958 et le cycle se terminera en 1962, de l’exposition universelle de Bruxelles à la fin du Congo Belge. Nina s’est affirmée, vit et a vécu sa vie, elle fait partie de notre saga.

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