Fidélité à des personnages, fidélité à un éditeur. Denis-Pierre Filippi et Silvio Camboni signent chez les plus grands, s’illustrent sur des personnages iconiques, mais reviennent toujours à l’univers de Gargouilles, la série qui les a fait connaître. À l’occasion de la sortie du quatrième tome des Mondes cachés, deuxième série consacrée à cet univers, revenons en compagnie des auteurs sur ses origines.
« Gargouilles et Les Mondes cachés, c’est un peu mon Bilbo/Seigneur des anneaux à moi. Un même univers que l’on perçoit différemment suivant que l’on commence par l’une ou l’autre des deux séries. » Dire que Denis-Pierre Filippi est attaché à son personnage de Grégoire, c’est peu de choses. Quand ils terminent Gargouilles en 2012, Silvio Camboni, le dessinateur, et lui ont du mal à lâcher leur univers. Pourtant, ils ne manquent pas de projets communs : leur série Le Voyage extraordinaire, publiée par Vents d’Ouest, est déjà lancée depuis plusieurs mois. « Grégoire et les personnages étaient encore très présents dans nos cœurs, nous n’arrivions pas à les laisser mourir » explique le dessinateur italien. « On a donc commencé à imaginer, avec Denis-Pierre, que Grégoire ait grandi avec nos lecteurs. On a imaginé comment il aurait changé, quelle place la magie aurait prise dans sa vie. Les Humanoïdes Associés nous ont suivis, même si nous avons pris notre temps. »
Les responsabilités d’un enfant mage
Pour comprendre Les Mondes cachés, il faut donc revenir aux fondements de l’histoire, et donc à Gargouilles. En sept tomes (le premier étant dessiné par Étienne Jung avant que Silvio Camboni ne reprenne les crayons), les deux auteurs développent l’histoire de Grégoire et sa sœur Chloé, qui se découvrent sensibles à la magie. Ils vont devoir apprendre à utiliser leurs pouvoirs et s’investir dans un nouvel univers dont ils vont faire bouger les fondations. Mais c’est une tâche pesante moralement. « Avec Les Mondes cachés, nous voulions faire évoluer nos personnages », affirme le scénariste. « Grégoire a été marqué par ce qu’il a vécu. Il a dû affronter son meilleur ami qui meurt du fait de son opposition. Il ne veut plus assumer ces responsabilités, contrairement à sa sœur Chloé qui elle s’épanouit pleinement. C’était parfait pour lancer une seconde série. » Et de fait, depuis maintenant quatre tomes, un Grégoire devenu adolescent se voit sans cesse ramené à ses pouvoirs et aux grandes responsabilités qu’ils engendrent.
Mais l’éditeur souhaite un positionnement particulier, un peu différent de Gargouilles. Il souhaite une écriture en tomes indépendants : des aventures comme la bande dessinée grand public, de 7 à 77 ans, sait les produire. « J’ai louvoyé pour tout de même alimenter une trame de fond, notamment via le cadre familial », confie Filippi. « J’essaye de proposer des références discrètes à Gargouilles. Des éléments qui permettent aux lecteurs passés de voir les clins d’œil tout en donnant envie aux nouveaux lecteurs d’aller lire ce qu’ils ont raté. Comme Tolkien l’avait fait dans ses deux grands récits. »
Une œuvre d’amis avant tout
« Nous discutons beaucoup, Denis-Pierre et moi, sur Les Mondes cachés, plus encore que sur nos autres albums. Chacun reste à sa place, lui développe l’histoire, moi je dessine. Mais jusqu’à la mise en couleur de la dernière page, nous discutons sans cesse. Nous confrontons nos visions respectives pour faire émerger un album qui nous ressemble à tous les deux. » Entre steampunk et naturalisme, la patte du duo Filippi-Camboni est désormais bien installée, sur le fond, comme sur la forme.
« Les Mondes cachés me permet de proposer à Silvio un univers qui lui correspond complètement », déclare l’auteur français. « Je crois que le public l’a compris maintenant mais j’aime dessiner la nature », répond le dessinateur transalpin. « Il y a toujours quelque chose de beau et d’incroyable à dessiner avec les paysages. En explorant un monde magique différent à chaque album, je peux booster les représentations réelles de la nature. J’associe ça à des formes architecturales et mécaniques très organiques et je m’éclate vraiment. » Ce qui s’exprime, dans ce quatrième opus, par un étonnant monde associant différents biotopes. Une superbe double-page le met en scène et l’on ne peut qu’approuver l’artiste quand il explique que sa conception fut un énorme défi. Le genre de défis qu’il aime relever au service de l’histoire.
Romance et écologie
Avec une telle importance donnée à l’exploration de mondes à la nature exubérante, peut-on qualifier Les Mondes cachés de série écologiste ? « Ce n’est pas une série militante, même si je suis moi-même sensible aux petits gestes du quotidien à faire pour préserver la planète. » modère Denis-Pierre Filippi. « Malgré tout, même si le but n’est pas d’être moralisateur, ces thématiques du rapport à la nature sont toujours plus ou moins présentes dans mes récits. C’était notamment le cas pour mon tout premier album, Orull. Mais notre histoire est avant tout un récit d’adolescence. »
L’adolescence… Période laissant des souvenirs variés à chacun d’entre nous. Les auteurs des Mondes cachés composent avec deux grands sujets de cette période : le rapport à la famille et le sentiment amoureux.
Famille recomposée, parents séparés, rapports frère-sœur qui se tendent… Grégoire a grandi, le monde évolue autour de lui et il n’apprécie pas nécessairement. Ces changements s’opèrent aussi en lui, dans son rapport aux autres. Et donc, c’est l’arrivée du sentiment amoureux. « J’ouvre l’écriture de chaque album sur une émotion », nous dit le scénariste. « Je dois ressentir une certaine mélodie pour pouvoir me lancer. Le premier tome questionnait l’amitié garçon-fille. Le deuxième confrontait Grégoire à une femme forte, ce qui le trouble. Le troisième joue sur l’attirance et la provocation entre deux personnages qui se connaissent bien mais n’iront pas plus loin. Avec ce quatrième tome, j’ai voulu jouer sur une certaine candeur dans l’expression des sentiments. Pile ce qu’il fallait pour troubler mon adolescent. »
Des personnages différents à chaque album, pour des interactions toujours renouvelées. Une façon de répondre à la commande éditoriale de proposer des histoires que l’on puisse prendre à n’importe quel album. Un exercice pas forcément simple, nous dit le scénariste : « Je dois faire attention à ne pas donner une part trop belle aux invités. Le héros doit être acteur de la résolution de ses difficultés sans apparaître omnipotent et omniscient : il doit trouver de l’aide en collaborant avec l’autre. C’est un équilibre à trouver à chaque histoire. »
Quatre tomes, quatre obstacles
Si l’exercice se montre plus compliqué pour le scénariste, il a bien relevé le défi. La vallée oubliée, titre de ce quatrième et dernier volet en date, fait subtilement évoluer son héros tout en restant très accessible au néophyte. Grégoire y est confronté à une acceptation paisible et joyeuse de son rôle de Mage à travers le personnage d’Enola. Mais pour le comprendre, il passera par des aventures hautes en couleur. Forcément, c’est ce qui donne aussi le plaisir de lecture. Quand le héros, dans son voyage initiatique, doit se dépasser pour enfin se trouver.
Article publié dans le magazine Zoo n°74 (Novembre-Décembre)