Située 23 ans avant le début de la série Grandville, sa présuite sulfureuse Les Carnets de Stamford Hawksmoor en est à la fois un complément passionnant et une porte d’entrée idéale.
Grandville se situe dans un monde uchronique peuplé d’animaux humanisés dans lequel Napoléon Ier aurait conquis toute l’Europe. Toute l’Europe ? Oui, toute. Même l’Angleterre s’est soumise aux troupes françaises impériales. Napoléon a fait guillotiner la famille royale, et la Grande Bretagne est depuis une province, pour ne pas dire une colonie française. Deux siècles plus tard, Grandville est le surnom d’un Paris tentaculaire, capitale de toute l’Europe. Un blaireau inspecteur de Scotland Yard, Archibald LeBrock, fait la synthèse entre des capacités de déduction dignes de Sherlock Holmes, et l’usage raisonné mais sans limite de ses poings et d’autres armes pour les besoins de ses enquêtes, entre Paris et Londres. On résumera en disant que Grandville, c’est du Blacksad en plus énervé ; d’ailleurs Juanjo Guarnido compte parmi les fans déclarés de la série. Grandville - Force majeure (tome 5 et final) introduisait dans la saga le mentor de LeBrock : Stamford Hawksmoor. Ce grand aigle ombrageux, qui a tout enseigné à son jeune assistant, possède les initiales et les méthodes d’investigation de Sherlock Holmes, il en reprend aussi certains accessoires dont la casquette et la pipe caractéristiques… mais quel est le passé de ce personnage ?

Extrait de "Les carnets de Stamford Hawksmoor" le nouvel album de Bryan Talbot © Délirium
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Délaissant l’esthétique très art nouveau de Grandville, Bryan Talbot fait renaître cet univers quitté en 2017, pour une présuite à l’ambiance très victorienne, tout en sépia, faite du contraste entre des quartiers huppés ultrachics, et des rues misérables à la Charles Dickens. Stamford Hawksmoor, encore jeune inspecteur aux affaires criminelles, fait face à une épidémie de meurtres. Des prostituées sont massacrées selon un rituel immuable, curieusement déjà à l’œuvre dans des crimes politiques. Un petit pickpocket sans envergure semble avoir été victime du même assassin. Et le propre frère de Hawksmoor, aussi infect qu’orgueilleux, s’est donné la mort, ce qui ne lui ressemble pas du tout. Se pourrait-il que toutes ces affaires soient liées ? Bryan Talbot entremêle plusieurs intrigues tout en dressant le portrait d’un personnage haï par son fils, à la vie amoureuse anarchique ; entièrement investi dans ses enquêtes, jusqu’à franchir quelques étonnantes lignes rouges, légales et morales… Du grand art scénaristique !
Le public français a bien de la chance. Il n’aura eu à attendre qu’une toute petite année entre la parution de Grandville : Force majeure et sa présuite. Comble du favoritisme, la sortie française est une avant-première mondiale (*) ! Et pour ne rien gâcher, le public français a encore le privilège d’un dossier-postface à l’initiative des éditions Delirium, qui donne la parole à Bryan Talbot pour des arrêts sur images. L’auteur y décrypte ses sources d’inspiration, les clins d’œil à l’œuvre d’Arthur Conan Doyle que seuls les experts holmésiens sauraient repérer, et nous détaille les coulisses de sa création. En tous points, exceptionnel !
Article publié dans le mag ZOO n°106 Septembre-Octobre 2025