En 2013, six auteurs de bande dessinée et journalistes se réunissent autour d'un constat : le paysage médiatique manque d'une voix singulière. Leur idée ? Marier le sérieux du journalisme d'investigation à la puissance narrative de la bande dessinée. C'est ainsi que naît La Revue Dessinée. Ce projet audacieux a pour ambition d’utiliser le Neuvième Art pour démocratiser l'information en offrant un accès ludique et stimulant à des sujets souvent traités de manière aride par les médias classiques. Leur approche se situe à mi-chemin entre le reportage journalistique traditionnel et la fiction graphique. Dès les premiers numéros, La Revue Dessinée est un succès. Et dix ans plus tard, l’heure est venue de passer à une autre étape. Les rédactions de La Revue Dessinée et son petit frère Topo rejoignent aujourd’hui les éditions Casterman (filiale du groupe Madrigall / Gallimard), éditeur précurseur dans le récit illustré et du roman graphique.
Un lancement réussi
« À l'époque, on faisait absolument tout » se remémore Sylvain Ricard. « C’est Franck qui a eu l’idée. On était six au départ, David Servenay, Franck Bourgeron, Kris, Olivier Jouvray, Virginie Ollagnier et moi. Nous étions tous auteurs ou dessinateurs. »
Très rapidement, les Six créent une société, L.R.D SAS, et ouvrent le capital, de façon minoritaire, à des particuliers passionnées par la bande dessinée et/ou par le journalisme ainsi qu’aux éditions Futuropolis ( une autre maison de BD du groupe Madrigall). Les fonds apportés ainsi qu'une campagne Ulule très bien menée (36 000 € collectés avec plus de 700 contributeurs) permettent de lancer le premier numéro, simultanément en version papier et sur application avec un contenu enrichi. Initialement, l’idée était d’ailleurs uniquement de publier La Revue Dessinée en numérique (c’était la grande époque des grands projets éditoriaux purement numériques, comme Professeur Cyclope).
La Revue Dessinée, numéro 1 © La Revue Dessinée
Le succès du premier tome a permis de monter d’emblée une équipe à plein temps. « Avec Franck, on était tous les deux dans la BD pendant une quinzaine d’années. Quand on a créé La Revue Dessinée, on a arrêté nos carrières d'auteurs pour nous y consacrer pleinement. » explique Sylvain Ricard qui avait déjà alors signé près de 40 albums.
Depuis, Olivier Jouvray, Virginie Ollagnier, et Kris ont repris leur liberté d’auteur et ont laissé aux manettes Franck et Sylvain. L’équipe s’est structurée avec une répartition des tâches : Franck s’occupe de l’artistique et des ressources humaines. Sylvain travaille plutôt avec la rédaction à la validation des thèmes, des sujets… La rédaction en chef est déléguée à deux journalistes. L’entreprise compte aussi une maquettiste et des équipes autour comme une directrice artistique, des correctrices ou encore une assistante administrative.
Au sommaire © La Revue Dessinée
La Revue Dessinée a trouvé son rythme de croisière. Le magazine commence de manière classique, par un édito et suit le schéma d’un MOOK, avec parution trimestrielle. Chroniques, parfois récurrentes (musique, science, écologie… ) et gros sujets, enquêtes ou reportages de 20 et 40 pages, se succèdent au fil des pages. « Il y a aussi des chroniques plus originales, des inspirations le temps d’un numéro. La plupart sont récurrentes, mais pas systématiquement. Parfois on les retrouve un numéro sur deux. » Au début et à la fin de la revue, la rubrique Au pied de la lettre, inspirée du concept de courrier des lecteurs, est présentée tous les trimestres. S’ajoute à cela, si la densité du numéro le permet, une sélection des livres qui ont attiré l’attention de la rédaction. « Et puis à la fin, il y a de la publicité pour nos albums. Enfin ça n’en est pas vraiment, car on ne donne pas accès à nos pages aux annonceurs. »
Qu’est-ce qu’un MOOK ? C’est un livre-magazine, une publication périodique de forme hybride, entre magazine, revue et livre. Le contenu privilégie les grands reportages les enquêtes approfondies, les textes étant illustrés par des dessins, des photographies ou encore de la bande dessinée.
Un dessin sur mesure
Au-delà de la rédaction interne, LRD met donc en relation des journalistes et des auteurs « La plupart du temps, ce sont des propositions que l'on reçoit des professionnels. Si la proposition nous plaît, on demande à un illustrateur ou une illustratrice qu’il ou elle nous fasse un story-board. » L’illustrateur est toujours choisi en fonction du sujet traité, avec un style plutôt abstrait ou représentatif.
Pour cette partie artistique, le dessinateur se charge d’adapter le texte du journaliste et la rédaction est là pour orienter le dessin : « Amélie et Baptiste, nos rédacteurs en chef, interviennent beaucoup au début pour cadrer ». Une fois le story-board présenté et validé, l’enquête est passée au peigne fin : les informations sont vérifiées une à une, notamment les sources, pour éviter tout risque d’attaque en diffamation.
Les auteurs et journalistes peuvent proposer leurs reportages à d’autres maisons d’édition et/ou média. C’est leur droit et Sylvain en fait un point d’honneur : « Il n'y a pas de lien de subordination entre nous et nos auteurs. Ils ne nous cèdent pas leurs droits. Il y a simplement un accord tacite : on leur demande de ne rien publier dans les trois mois qui suivent la parution. »
© La Revue Dessinée
Expansion et diversification
Peu à peu, les créateurs se sont senti à l’étroit dans les 230 pages de la revue : « Au bout d'un moment, on s’est dit qu’on aimerait publier nous-même ces histoires. Nous n'avions en revanche pas les moyens en propre. Nous avons donc développé des co-éditions avec différents éditeurs. » explique Sylvain Ricard.
En 2017, quand La Revue Dessinée décide de diversifier ses activités en s'associant à l'éditeur La Découverte, elles lancent la collection « Histoire Dessinée de la France » pour revisiter l'histoire de France à travers le prisme de la bande dessinée, en associant les talents d'historiens reconnus à ceux des dessinateurs les plus talentueux. Le premier album, La Balade nationale, réunit Sylvain Venayre, historien spécialiste du XIXIe siècle et l’auteur Étienne Davodeau. L'objectif est de proposer une vision renouvelée et décomplexée de notre passé, dépassant les représentations convenues et les clichés tenaces. Grâce à cette collaboration inédite, la collection « Histoire Dessinée de la France » s'impose comme une référence dans le domaine de la vulgarisation historique, alliant rigueur scientifique et accessibilité narrative.
Les co-éditions se développent ensuite avec différents éditeurs : Casterman, Delcourt, Le Seuil… Parmi ces ouvrages, on compte Algues Vertes : l’Histoire interdite signé Inès Léraud et Pierre Van Hove, vendu à plus de 200 000 exemplaires et récompensé par de nombreux prix mais également, dernièrement, l'adaptation du livre de Thomas Piketty Capital et idéologie de Claire Alet et Benjamin Adam en 2022 (co-édité avec le Seuil) / (150 000 exemplaires vendus).
Algues Vertes : l'histoire interdite
Extraits Algues Vertes : l'histoire interdite
© La Revue dessinée - Delcourt, 2019 – Leraud, Van Hove
Topo, le MOOK pour les jeunes
En août 2016, La Revue Dessinée s’ouvre à un public plus jeune (de 14 à 20 ans) en éditant TOPO, un nouveau bimestriel d’actualité en bande dessinée : « Après les attentats meurtriers contre Charlie Hebdo il y a eu, chez les jeunes, beaucoup de débats sur le dessin, sur la valeur du dessin, sur la signification du dessin. Ça nous a paru extrêmement important de créer TOPO pour nous adresser à ce public. » Parmi les sujets traités, la politique est notamment mise en avant, toujours à travers le dessin : « La BD c’est associé à l’enfance. On a tous lu beaucoup de bandes dessinées quand on était ado. Ça nous paraît être un très bon langage pour aborder des sujets assez lourds. »
TOPO numéro 1 © TOPO
En dehors de ses propres publications, LRD collabore régulièrement avec d’autres médias indépendants. Les journalistes de Médiapart s’associent régulièrement à la revue pour des reportages récurrents « Tous les ans, on met en dessin des enquêtes de Médiapart. On prend les meilleures enquêtes de l'année et on essaye de les adapter à La Revue Dessinée. » Ces journalistes peuvent aussi travailler avec le bimestriel pour les albums co-édités avec Médiapart « Il y a des ouvrages thématiques où des journalistes viennent collaborer sur des livres qui sortent en coédition ». Cette série contient notamment l’ouvrage Aux portes du palais, Comment les idées d’extrême droite s’installent en France qui analyse la montée en puissance des partis d’extrême-droite aux élections présidentielles.
L'appel à dons en avril 2023
Dans un contexte marqué par les mutations profondes du paysage médiatique et par une hausse conséquente du prix du papier suite à l’épidémie de Covid, La Revue Dessinée lance un appel à dons en avril 2023. Dans cette campagne de 40 jours, elle rappelle son attachement indéfectible à l'indépendance éditoriale et à la liberté d'expression. Elle organise cette campagne avec ses trois magazines « sœurs* » Topo, 6 Mois* spécialisé dans le photojournalisme, La Revue XXI* avec ses grands reportages sous forme de romans. Si le soutien est fort pour La Revue Dessinée avec plus de 62 000 € collectés et plus de 1000 dons, la campagne sera plus décevante pour les autres médias, entraînant le redressement judiciaire de La Revue XXI et de 6 mois jusqu’à leur reprise fin octobre 2023 par Indigo Publications (groupe de presse avec La Lettre (ex La Lettre A), Africa Intelligence, Intelligence online et Glitz).
La Revue XX, numéro 1 | 6 Mois, numéro 1 |
Aller de l’avant, toujours…
Comme cette campagne de don l’a démontré, tout au long de cette décennie, La Revue Dessinée a su affirmer son identité singulière et son engagement en faveur d'un journalisme d'investigation et d'un neuvième art exigeants. À travers ses enquêtes fouillées et ses récits graphiques captivants, elle incarne une forme d'information à la fois rigoureuse et accessible, contribuant ainsi au renouvellement du débat public et à l'éducation citoyenne. Alors que la presse est confrontée à de nombreux défis, La Revue Dessinée continue d'occuper une place à part dans le paysage médiatique français. C’est ce positionnement qui a marqué l’intérêt des éditions Casterman, filiale du groupe Madrigall, numérotrois français de l'édition (Gallimard, Flammarion, POL, Minuit, etc.)., un rare groupe éditorial qui laisse à chaque équipe d’édition/de rédaction s’exprimer de façon indépendante. Un bel écrin pour les futures années de La Revue Dessinée…
Le Groupe Gallimard, Magrigall, 2024 © Madrigall, Nos Maisons
* La revue XXI et 6 mois ont été reprises en 2018, suite à leur mise en liquidation judiciaire après l’échec du magazine Ebdo, par F&S (La Revue Dessinée et Topo) et son partenaire éditeur Le Seuil. F&S développait par ailleurs en amont La Revue Dessinée et Topo avec son partenaire Les éditions Delcourt, qui avait remplacé l’actionnaire industriel historique le Groupe Gallimard.
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