700 volumes de mangas, 150 000 pages dessinées, 43 ans de carrière. C’est la carrière d’Osamu Tezuka, et un constat aussi inouï qu’à creuser.
Une telle production ne vient en effet pas sans grand écarts, et c’est dans l’étude et la comparaison de divers pans du travail d’un créateur qu’on peut le plus admirer son style, ses ambitions, son évolution et ses messages. L’exemple de ces excellentes rééditions simultanées du Roi Léo chez Delcourt / Tonkam et d’Alabaster chez FLBLB est parfait pour saisir l’amplitude et la profondeur du travail de Tezuka. Vingt ans séparent originellement les deux œuvres, qui témoignent toutes deux très pertinemment du chemin parcouru par celui qui a, depuis, atteint le stade de divinité.
Le Roi Léo d’Antan
Le Roi Léo paraît en feuilleton à partir de 1950. Tezuka est au tout début de sa carrière, datée officiellement de 1947. Il connaît déjà le succès grâce à sa Nouvelle île au trésor, un récit novateur dans la forme qui fera date. Initialement assez cartoon, son style dynamique s’adresse à un public de jeunes garçons, que l’auteur croit sensible aux grands thèmes qui soutiennent l’existence.
La série est par ailleurs dessinée en parallèle d’un autre de ses immenses classiques : Astroboy. Le Roi Léo raconte les péripéties d’un jeune lion blanc élevé par les hommes, dont le destin est de fédérer la jungle à laquelle on l’a arraché. Emplie d’épreuves aux conséquences tragiques mais aussi de beaux moments de tendresse, d’amour et d’espoir, la série est très typique d’un auteur qui prête déjà très attention à sa narration.
Son découpage cinématographique ultra présent démultiplie l’intelligence et l’humanité du jeune lion et de sa famille, mais aussi les erreurs qu’ils ne manqueront pas de commettre. Les gestuelles démesurée et le phrasé suranné rajoutent au comique parsemé tout au long de l’aventure. Léo naît pourtant dans un bateau en partance pour un zoo londonien. Sa mère capturée, son père abattu, le lionceau saute du cargo et débute un vaillant périple habité de très nombreuses rencontres. La plus importante et la plus formatrice sera celle de Ken’ichi, brave protecteur des animaux qui lui révélera le monde des hommes, mais lui permettra aussi de retourner sur ses terres natales.
À l’ambition, source de tout maux et de tout tourments, s’oppose la culture, l’entraide, l’éducation et la communication. Déraciné et tiraillé entre deux mondes, Léo découvrira dans la douleur la nécessité d’une entente mutuelle.
Extrait du " Roi Léo " © Delcourt/Tonkam, réédition 2025 - Osamu Tezuka
Alabastard
À l’inverse des quatre ans d’écriture du Roi Léo, Alabaster est un projet court de 1970. Son style bien plus mature est le véhicule de pensées profondément plus sombres, et d’un point de vue sur le monde infiniment plus désabusé. Kirihito et Ayako, parus à la même époque, prouvent également que son ton se durcit.
Avec Alabaster, Tezuka veut s’emparer de la norme morale en grossissant le trait de manière grotesque. Il rend ce faisant le personnage aussi littéraire qu’attirant, créant un anti-héros fascinant dont il n’est pourtant rétrospectivement pas satisfait. La période est difficile pour le mangaka, considéré à ce moment comme un auteur pour ados de la vieille école. Le besoin de se réaffirmer se fait brutal, comme le personnage principal du récit. Alabaster n’est pourtant en rien un reflet de son créateur.
Le protagoniste est un ancien athlète enchevêtré dans la toile de sa détestation, entre crime et jalousie. Déterminé à se venger du monde tout entier, il met la main sur un rayon qui rend invisible, mais le processus déraille, le laissant translucide et défiguré. Noyé dans son exécration du beau, Alabaster utilise le rayon pour se débarrasser de ses cibles sans aucun remords mais prend simultanément sous son aile Ami, une enfant injustement devenue imperceptible qui lui servira d’outil supplémentaire jusqu’à ce que s’affirme son propre système de valeur. L’absence de repentir total d’Alabaster, malfaiteur détestable autant que victime trop humaine sert de leçon à une humanité qui doit se repenser.
Contrairement au Roi Léo, Tezuka ne propose plus ici de système fonctionnel de remplacement, ni ne se permet d’absoudre son brillant malfaiteur. C’est à l’humanité de se dépatouiller de ses erreurs, il sera intraitable. Son personnage se veut grandiose, ses ambitions démesurées. Il s’enfonce surtout inexorablement dans une démence maniaque et rien autour de lui n’augurera d’une meilleure grandeur d’âme. Même si c’est à l’amour, fraternel et celui d’un soupirant, qu’on doit les dernières miettes d’espoir, personne ne semble pouvoir échapper à la rancœur.

Extrait de " Alabaster " © Editions FLBLB, réédition 2025 - Osamu Tezuka
En cœur et rancœur
Entre ces deux extrêmes de lumière et de ténèbres, se dresse une multitude d’autres œuvres qui nuancent les positions de l’auteur. Aucune, cependant, ne se départira de cette double puissance visuelle et narrative qui renforcent massivement ses thèmes de prédilection.
Alabaster et Le Roi Léo n’ont fondamentalement pas grand-chose à voir l’un avec l’autre, mais se répondent étonnamment lorsqu’ils sont mis en perspective et méritent une lecture conjointe, vectrice de sens nouveau. Prémisses civilisationnelles nobles s’opposent alors à la turpitude de l’âme individuelle, née des vices du système. Deux façons d’appréhender le réel qui ne manqueront pas de nous rester en tête.
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