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Je vais rester, l’art de capter le temps qui passe

L’album touchant, Je vais rester met en scène Fabienne, qui vient de perdre son mari à peine arrivés en vacances. Le scénario de Lewis Trondheim s’attache à son errance au milieu de Palavas-les-flots, illuminée par le dessin tout en finesse d’Hubert Chevillard. Ce dernier nous a parlé des coulisses de la BD qui l’a occupé 6 années durant…

Bienvenue à Palavas

Comment est née cette première collaboration avec Lewis Trondeim ?

Hubert Chevillard : Par une rencontre ! Lewis et moi sommes tous deux montpelliérains de longue date et nous sommes rencontrés par des amis communs. Ensuite on a mis beaucoup de temps à trouver une idée qui nous convenait à tous les deux car nous avons des productions assez différentes, même si Lewis a une œuvre éclectique...

Finalement Lewis a proposé de partir d’un fait divers pour créer un récit au fur et à mesure, sans savoir où cela nous mènerait. Il a donc écrit l’histoire de Je vais rester par paquets de 5 à 8 pages que je dessinais au fur et à mesure. Je ne dessinais que 5 planches par mois car j’ai un travail à côté de la BD. Nous avons donc mis 3 ans environ pour avoir les 120 pages du récit et j’ai mis encore 3 ans supplémentaires pour créer la couleur, toujours en plus de mon travail...

Et pourquoi avoir choisi Palavas ?

Dès que Lewis m’a raconté le fait divers, il l’a situé à Palavas... Sur le coup, je me suis dit « Outch, 120 pages, donc des années à dessiner Palavas, est-ce que j’ai vraiment envie de ça ? » Et curieusement oui ! En plus, en dessinant l’album, cette ville m’a intéressé de plus en plus, au point que j’y retourne maintenant avec davantage de plaisir !

On est allés à Palavas plusieurs fois, pour repérer des lieux intéressants. En se promenant, on est tombé successivement sur nos deux personnages ! Tout d’abord dans un café, Lewis m’a fait les gros yeux en voyant la serveuse, c’était exactement Fabienne, le personnage de l’histoire qu’on était en train de se raconter !

Plus tard en se baladant dans la zone piétonne, on tombe sur un de mes amis, Jon ! Avec son air de vieux Sioux et son magasin d’objets tibétains : il avait toutes les caractéristiques pour prêter son visage à notre second personnage principal ! On lui a demandé la permission de donner ses traits à Paco et comme c’est un gros lecteur de bande dessinée, il était d’accord et ravi ! Bien sûr le personnage, ce n’est pas lui, même si on est en train de manigancer pour qu’il y ait des BD en dépôt dans sa boutique d’objets tibétains, dont on parle de manière détournée dans la BD !

Et même si ces personnages se croisent, ils ne sont pas le centre du récit…

Juste après que Lewis m’a raconté son idée lié au fait divers, il m’a demandé ce qui m’intéressait dans cette histoire. Je lui ai répondu que je voulais dessiner la matière du temps qui passe, des foules, ce que font les gens quand on ne les regarde pas…

Tout cela sur fond de lieux touristiques mais pas uniquement…

Quand on parcourait Palavas pour choisir les lieux de notre histoire, on a bien sûr mangé au château d’eau devenu un restaurant panoramique, parcouru le front de mer et vu ses marchands de glaces. Mais j’ai aussi emmené Lewis dans des coins de Palavas moins connus que j’affectionne beaucoup.


Je connaissais Palavas car j’emmenais mes enfants à la mer mais j’ai aussi exploré l’envers du front de mer, moins connu : les étangs, le canal du Midi, sous la Rocade, etc. car je suis un cycliste... J’avais même repéré une maison au bord des étangs que pouvait habiter Paco... Ça nous a permis de ne pas montrer uniquement le Palavas le plus visible quand on est un estivant.

On a fait beaucoup de photos dans la rue pour observer les gens. Je pensais que ce serait une bonne documentation pour obtenir des effets variés pour les habits et autre, alors que ça m’a poussé à décrire de vrais gens qui allaient ou habitaient à Palavas. À les regarder vraiment...

Laisser de la place au lecteur

Le découpage de cet album est très sobre pour une histoire qui s’ouvre par un fait divers improbable...

Lewis m’a proposé d’utiliser tout le long de l’album un gaufrier de 6 cases avec la possibilité de fusionner des cases dans tous les sens. Une très bonne idée ! Il m’a fourni un découpage global de chaque planche avec tous les dialogues et un descriptif à minima, afin que je ne sois pas contraint par une idée de mise en scène. Il décrivait uniquement les choses nécessaires à l’avancée de récit afin de me laisser un maximum de liberté.


Le récit laisse aussi une grande place au lecteur…

En commentant son travail sur cet album, Lewis disait : « je me suis retenu de faire du Lewis Trondheim, avec la petite blague ou la remarque acide. » Il a été sur le fil tout le temps ! Au dessin, j’ai surtout cherché à offrir des espaces au lecteur par la suggestion. Je voulais que le lecteur puisse projeter sa propre expérience et son ressenti par rapport aux différentes scènes qui se succèdent.

La couverture est faite comme ça par exemple : je voulais que cette scène ait l’air volée par une personne assise sur la serviette d’à côté et qu’on voit le personnage principal dans le cadre des jambes d’un homme dont on ne sait rien. Une métaphore du livre en quelque sorte…

La couleur aussi est très estivale mais sans surjouer les tons d’été...

Je voulais une ambiance estivale mais ne pas appuyer les teintes afin de servir le propos... quelque chose de doux en somme. Au début je cherchais une méthode pour mettre l’album en couleur rapidement mais je ne trouvais rien d’intéressant. Et finalement la solution la plus complexe était la bonne mais j’avais peur de la mettre en œuvre.

J’avais peur de passer « trop » de temps sur cet album mais je me suis posé la mauvaise question ! C’était le moyen d’en apprendre beaucoup sur la colorisation, car c’est le premier album où je suis coloriste aussi.

Et en parallèle des couleurs informatiques pour ce livre, je me suis mis à l’aquarelle pour expérimenter le pigment, que je poste sur Instagram.

Et votre trait donne finalement une certaine beauté même aux coins les plus oubliables : l’immeuble, la rocade…

J’ai mis du temps à apprendre à tout regarder, ne pas dessiner que de belles vieilles pierres mais savoir trouver la beauté dans des objets contemporains. Une belle image n’est pas une image d’un bel objet, c’est le fruit d’un regard qui cherche la beauté partout. Ce récit est vraiment une chronique, le moyen de regarder tous les détails qui font l’instant, d’oser ne pas remplir le vide.

Cet art de placer le vide au centre m’a surtout été appris par la culture de l’image de l’Asie, qui sait mettre le vide au cœur de ses compositions. Et ainsi la scène sous la rocade prend tout son sens : les dialogues répondent au lieu et on voit Fabienne s’éloigner des lieux ultra-touristiques, qu’elle aurait dû passer une semaine à visiter en suivant les plans de son mari pour découvrir un autre Palavas...

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