Le troisième titre édité en France de Kyôko Okazaki nous fait mieux comprendre pourquoi l’œuvre de cette créatrice est si originale. Elle aborde en effet crûment l’intimité des jeunes adultes qu’elle met en scène.
À la différence des deux précédentes traductions [voir plus bas], River’s Edge se distingue par une histoire davantage portée sur une narration chorale. Il est donc moins question de se concentrer sur une seule destinée féminine que de raconter les méandres psychologiques qui prévalent dans les têtes d’une bande de lycéens. Le décor est volontairement planté sur les bords d’un fleuve — d’où le titre à la connotation hautement symbolique —, et les héros de cette tranche de vie longent quotidiennement le cours d’eau pour se rendre dans leur établissement scolaire, parfois pour s’arrêter nuitamment sur la rembarde d’un pont afin d’attendre un OVNI qui ne vient pas. En réalité, c’est une micro-société avec ses rêves et ses espoirs d’avenir qui s’agite ici. Ichirô Yamada n’ose avouer son homosexualité, il s’affiche avec une jeune fille à qui il fait croire un flirt entendu tout en se laissant persécuter par les autres garçons de l’école. Wakakusa Haruna se lie d’amitié avec lui et avec Yoshikawa Kozué, une apprentie mannequin atteinte de troubles alimentaires. Tous trois sont fascinés par un cadavre en putréfaction découvert sur les berges du fleuve. Ils ne déclareront jamais leur découverte à la police. Autour d’eux et de cette affection particulièrement morbide, des amours adolescentes, violentes, très violentes, parfois meurtrières... L’écriture de Okazaki est simple et exceptionnelle. Son dessin se trouve à l’antithèse d’un réalisme photographique. Sensuel. Se conjuguant merveilleusement aux hésitations et aux sentiments des personnages qu’elle décrit avec une précision psycholittéraire. C’est d’ailleurs par cette manière, ce racontage qui refuse tout effet spectaculaire et mélange des bribes de journaux intimes, que le lecteur se retrouve happé et s’immisce sans le vouloir vraiment dans l’intimité des figurants de l’histoire. River’s Edge capte aussi par son climat particulier, qui rappelle volontiers le cinéma scandinave. La mangaka pose un regard chirurgical sur une génération perdue, fort proche de nous. Et à mille lieux des idées reçues que nous pourrions entretenir sur un Japon contemporain.
© 2007 Kyôko Okazaki - Casterman
Kyôko Okazaki, une œuvre écourtée
La collection Sakka Auteurs nous permet de découvrir un des auteurs majeurs des années 1990. Les bandes dessinées de Kyôko Okazaki ne sont pas pétries d’espérances ou de valeurs positives. Plutôt hantées par une lucidité sans fard. Ses jeunes héros sont malmenés par
la vie, leurs destins ne sont guère reluisants. Dans Pink (1989), Yumi, 22 ans, mène une double vie d’employée de bureau et de prostituée nocturne pour obtenir la vie qu’elle veut. Jusqu’au jour où elle tombe amoureuse. Dans Helter- Skelter (1996), Lili se sacrifie sur l’autel de la célébrité en refaçonnant son corps selon les canons esthétiques des top models d’aujourd’hui. Mais cette négation d’elle-même l’entraîne dans la déchéance. Ainsi, les récits d’Okazaki se révèlent comme des polaroïds vénéneux d’une époque incertaine. En 1996, la mangaka s’est faite renverser par un chauffard ivre. Mais même si elle ne dessine plus, l’incandescence de son œuvre influence encore...