Mémoires de Gris

A peine un an et demi après la parution du dernier volume de son incroyable triptyque Talion, Sylvain Ferret revient avec une nouvelle histoire complètement différente, située dans un moyen-âge sombre et tourmenté, et pourtant fascinant.

Quelque part en France, au cœur de la vaste forêt de Malvern, se tient le pays de Val-de-Brume. Une campagne sèche et pauvre, subissant la violence de son seigneur Robert-de-Brume et la gestion catastrophique de ses terres. Envoyé aux Croisades, son fils Pierre revient sur une civière, prétendu mort. On demande alors à la jeune femme qu’il aima jadis, la sorcière Marion, de le ramener à la vie. Cependant, désillusionné par la guerre, par la violence dont il a dû parfois user lui-même, le jeune homme n’a qu’une envie, en se reveillant, se reconstruire, faire table rase de son passé, de ses erreurs et tenter de s’amender auprès de Marion qu’il ne s’est jamais résolu à oublier.

Mémoire de Gris © Sylvain Ferret aux éditions Delcourt

Avec cette renaissance inespérée, Pierre redécouvre néanmoins le pays où il a grandi, un château qui n’est plus que l’ombre de son ancienne gloire, un peuple amer qui subit lourdement l’austérité du maître des lieux et des brigands qui tentent tant bien que mal de rectifier le tir en dérobant aux plus riches pour redistribuer aux pauvres.

Le temps n’est plus aux exploits, mais à la prise de décision. Malgré tout, Pierre comprend aussi très vite qu’il ait des choses qui ne sont plus raccommodables…

Le gris, la terre, le sang et les larmes

Sylvain Ferret construit une intrigue complexe où s’entremêlent le passé, le présent, les souvenirs, les tourments et les traumas des uns et des autres. Qu’il s’agisse de Marion qui ne pardonne pas l’abandon de Pierre, alors qu’ils se construisaient une vie ensemble, les villageois qui haïssent la jeune sorcière pour le mystère qui l’entoure, à Pierre qui repense à ce pays lointain où il s’est battu, sans oublier sœur Alice et son rapport ambiguë avec le jeune Jean. Il brosse devant nous un univers ou finalement le bien, le mal ne sont que des concepts vagues, sans réel sens dans ce monde balayé par une rigueur de vie qui ne laisse pas grande place pour la morale et les bons sentiments. Dans chaque personnage se terre une douleur qui alimente une amertume, une colère ou une résignation qu’il est difficile de surmonter.

L’époque est propice à la déliquescence, à ce sentiment que tout s’effondre, dans le mépris des nobles, de l’église, de cette société hiérarchisante pour qui il est juste impensable de bouleverser l’ordre des choses. De ce fait, Pierre s’impose immédiatement comme un personnage troublé qui peine à se positionner, à prendre des décisions qui pourraient faire resurgir en lui le spectre paternel, cette violence à laquelle il ne veut plus faire appel, mais qui reste résolu à changer les choses.

Émotions cendrées

Dans ce récit hanté par le passé, Ferret semble vouloir nous montrer qu’il n’y a vraiment qu’une porte de sortie, irrémédiable et implacable. Toutefois, l’écriture reste fine et très émouvante, bien que le traitement soit sec, rugueux, presque inexpressif. On évolue dans des ambiances gris coloré, comme si tout était baigné d’une sorte de filtre terreux, ce qui accentue cette impression crépusculaire dans laquelle baigne tout le scénario. On vibre en suivant Marion et sa troupe, en observant la flamme qui faiblit dans les yeux de Pierre et cette colère qui enfle autour d’eux… L’émotion est alors au centre de l’histoire.

Un album bouleversant et rude. Une belle claque qui nous accompagne encore après la dernière page tournée.