Dans un musée hanté par les vestiges et les idées fixes, le crâne d’un philosophe s’interroge sur son identité. Daria Schmitt signe une allégorie brillante, peuplée d’animaux bavards et d’incertitudes vertigineuses.
Il est des crânes qui, même réduits à l’état d’ossement, continuent de faire du bruit. Celui de René Descartes, égaré dans les recoins de la galerie d’anatomie du Jardin des Plantes, n’en finit pas de ruminer. Nous sommes dans les années 1930, entre deux cataclysmes, et l’ancien penseur, désormais réduit à l’état de relique, n’a plus la certitude tranquille de ses Discours : il doute. Cette fois, ce n’est pas pour fonder un système mais pour éviter de sombrer dans le néant.
Autour de lui, d’autres squelettes s’agitent. Ceux des animaux du musée d’histoire naturelle — vestiges d’un monde qu’on croyait muet — s’ébrouent, prennent la parole, débattent. Ce ne sont ni des hallucinations, ni des métaphores faciles : Daria Schmitt les dote de voix, de mémoire, de colère parfois. Ils interrogent Descartes sur cette idée un peu trop commode selon laquelle les bêtes seraient des mécaniques privées de conscience. Ils le bousculent, non pas pour le faire payer, mais pour l’obliger à revoir son passé et écouter ce qu’il avait refusé d’entendre : le murmure entêtant du vivant.

Illustration de la BD La tête de mort venue de Suède par Daria Schmitt, récit allégorique mêlant René Descartes, animaux parlants et réflexion sur le vivant, édité par Dupuis© Dupuis
Le récit prend alors des allures d’initiation inversée, où le maître n’enseigne plus rien, sinon son propre désarroi. Guidé par une baleine, oracle d’eau et de sagesse, le crâne entreprend une étrange traversée du doute. Ce n’est plus « Je pense, donc je suis » ; c’est « Qui suis-je, maintenant que je doute de ce que j’ai pensé ? »
Au-delà de la fable surréaliste et philosophique, ce qui frappe dans cet ouvrage, c’est la densité visuelle de chaque page. Les planches fourmillent de détails presque baroques : vitrines poussiéreuses, effets fantomatiques, alignements de traits, mouvements suspendus entre grotesque et sublime. Schmitt dessine comme on compose une fugue : chaque motif revient, transformé, enrichi, comme si le livre lui-même doutait de sa forme.
Après Le bestiaire du crépuscule, l’autrice poursuit sa démonstration de talent unique avec une audace et une ambition narrative qui sortent du commun.
Article publié dans le mag ZOO n°105 Juillet-Aout 2025