Le monde a besoin d’un regain d’imagination débridée portée par un style graphique puissant qui s’extrait des genres surreprésentés, aka Bibliomania.
Alice, loin d’avoir atteint le pays des merveilles, tente de s’échapper d’un espace liminal peuplé de terreurs à décrypter dans lequel chaque pièce est occupée par un locataire captif de ses propres désirs. Alice refuse de participer au remplissage de ce soi-disant « manoir ». Son objectif précis : la pièce numéro zéro, l’originelle, celle qui contient l’unique sortie réputée inaccessible. On ne s’extrait cependant pas aussi facilement du manoir dont l’objectif est d’afficher complet au bout de 666 chambres. Plus l’occupante s’éloigne de sa pièce attribuée et plus son corps mute, se corrompt et la trahit en retour. Alice n’a dès lors absolument aucune chance d’atteindre le nexus primal sans perdre son âme en chemin. C’est en tout cas ce qu’en dit le Serpent, maitre d’hôtel grotesque qui prophétise une grande célébration morbide apothéotique.

© Macchiro / Obaru 2022 / Mangahack
Qu'on lui coupe la tête (pour l'éternité)
Dans une ambiance immédiatement délétère susurrée par un découpage visuel inventif aggravant la folie des protagonistes, ce récit en un unique volume alterne de mystérieux flash-backs désolés suggérant un effondrement ambiant total et un cirque psycho-social machiavélique exubérant dont la posture de démesure exacerbée camoufle la menaçante inévitabilité de l’abyme. Bibliomania enchaine les mondes turbulents aux concepts virevoltants et révoltants. Mensonges et désespoirs transparaissent en effet bien vite au passage d’une multitude de chambres, représentations des obsessionsde leur occupant·e·s, îlots de fantasme pur et de libération malsaine, outils d’exultation éternelle desquels personne ne cherche véritablement à sortir.

© Macchiro / Obaru 2022 / Mangahack
Digérer la diégèse
Mélange de plume et de pinceau, le style du dessinateur donne corps à tous les cauchemars. Alice, quant à elle, apporte sa dose de légèreté grâce à une indécrottable stoïcité rigolarde, quel que soit le spectacle infernal ou la juste tentation onirique. Dessinateur et scénariste mènent ce récit à la baguette. Une baguette sombre et décadente. Le duo nous offre le luxe d’une progression savamment structurée pour produire une histoire complète dont le final explosif confirme la réflexion artistique qui l’a amené à la vie. Horreur gothique, psychanalytique, sociale, scientifique, chaque chambre est l’occasion rêvée d’explorer brièvement un univers à part qui enrichit le melting-pot des abandons refoulés. D’un body horror monstrueux, bouillonnant, protoplasmique, presque lovecraftien d’une puissance visuelle démoniaque, Bibliomania congédie Junji Ito et convoque Daisuke Igarashi à sa place.
Article publié dans ZOO Manga N°7 Mars-Avril 2023