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Cosmogonie et infiniment petit

La BD, ce sont des pages, des cases et des bulles. Souvent ordonnées, elles nous guident dans notre lecture. Mais, parfois, des auteurs décident de tout envoyer en l’air. Jesse Lonergan et Marc-Antoine Mathieu sont de ces expérimentateurs fous, l’un s’attaque aux limites cosmiques, l’autre à celles physiques…

« Violentes créatures que celles que tu as créées. » Dieu a donné un jour naissance à des hommes et des femmes pleins de rage et de violence. Pour les soumettre, Déesse leur a envoyé une femme surhumaine, Bleu, qui créa, grâce à sa force et à sa sagesse, une civilisation prospère. Bleu se sentait seule au milieu des autres mortels. Rouge a alors été amené à la vie, amant parfait. Mais leur idylle est rendue impossible par l’avidité des hommes, l’attrait du pouvoir, la cruauté des dieux… Coup d’état, esclavage, trahison… jusqu’où ira cette folie sanglante ?

Drome a été publié pour la première fois aux États-Unis en août 2025, après cinq ans de travail et avoir été en partie financé sur Patreon. Cet imposant album de plus de 300 pages arrive chez 404 éditions un mois seulement après sa sortie outre-Atlantique. L’auteur, Jesse Lonergan (qui a reçu un Eisner en 2020 pour Hedra), s’y improvise apôtre d’une réécriture de L’épopée de Gilgamesh. Dans ce conte mythologique nourri de nombreuses références, Bleu et Rouge sont des sortes de Wonderwoman et Wolwerine pris en étau entre la perfide bassesse des humains et la hauteur méprisante des dieux. Aussi beau que divertissant, l’ouvrage est bourré d’action et de symbolisme. Les scènes de combats sont nerveuses et dynamiques. Le trait est sobre et efficace. La morale poétique et intemporelle (en même temps avec Gilgamesh !).

Couverture de l'album Drome par Jesse Lonergan

Couverture de l'album "Drome" par Jesse Lonergan © 404 Éditions

Au commencement…

Mais ce n’est pas là que réside sa plus grande force. Drome a été bâti avec papier, crayons, Photoshop… et un gaufrier de trente-cinq cases ! Soit sept cases de hauteur et cinq de largeur. Cette grille très dense permet à Jesse Lonergan toutes les expérimentations formelles possibles. Son découpage redéfinit la hiérarchie de la lecture, bouleverse les transitions habituelles et permet même à certains personnages d’utiliser les blancs situés entre les cases pour se battre. Ces jeux sur les plans et les formes déroutent, poussent à lire autrement.

Jesse Lonergan signe, avec sa parabole mythologique, une réflexion philosophique et artistique. Ses protagonistes représentent la quadrichromie (cyan, magenta, jaune et noir), soit les couleurs imprimées sous la forme de millions de minuscules points qui, en se superposant, créent le spectre chromatique complet. Les trois couleurs primaires sont encadrées par la « forme » (noir) et l’esprit (blanc). De là à dire qu’il voulait écrire le mythe fondateur de la bande dessinée elle-même…


Méditations métabédéiques

Casser les codes et retourner les cases, Marc-Antoine Mathieu le fait depuis longtemps, notamment avec son Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves (1990). L’auteur se joue des lois narratives de la bande dessinée et, d’album en album, repousse un peu plus loin les limites physiques de la mise en page. Pour ne citer que quelques-unes de ces audaces : collages, anti-case, disparition du point de fuite et de la perspective…

Couverture de L'infiniment moyen et plus si infinités dans les limites finies d'une édition minimaliste de Marc-Antoine Mathieu

Couverture de "L'infiniment moyen et plus si infinités dans les limites finies d'une édition minimaliste" de Marc-Antoine Mathieu © Delcourt

Cette fois-ci, il s’en prend (rien que ça) à l’infini. Et pour ce faire, il a réalisé, chez Delcourt, tout un album avec des planches de 2 cm², avec lesquelles le lecteur reçoit, heureusement, une loupe. Dans ce tout petit album, deux personnages, l'un physicien simplet à cheveux long, l'autre philosophe docte et barbu, discutent. Le premier demande : « Au final, c'est quoi l'infini ? » Le second répond : « Avec l’infini, on est toujours hors sujet au fond. » S’ensuit une labyrinthique tentative de définir celui qui « nous pousse à bout », est « trop dur à saisir »… « Plus nous nous ouvrons à la connaissance, moins nous en savons… conséquemment l’étendue du savoir est toujours plus vaste que ce que nous visitons. »

Jesse Lonergan et Marc-Antoine Mathieu sont de ces expérimentateurs fous, l'un s'attaque aux limites cosmiques, l'autre à celles physiques

Comme attendu, les mises en abîmes et les enchaînements surprenants sont légion. Les personnages rebondissent d’un concept à l’autre, jouent sur les mots et dans les cases jusqu’à un crescendo vertigineux. Dans une boucle « inflationniste », Marc-Antoine Mathieu s’amuse avec son lecteur et sa patience. « Diriez-vous que tout ce qu’on dit depuis le début… » « Est très limité, convenons-en… mais pas totalement inutile. » La surenchère finit un peu par lasser, certains passages frôlent le superfétatoire et le plaisir intellectuel solitaire… Mais, tout à coup, la pirouette de fin. Une surprise, qu’on ne saurait déflorer mais, qui nous propulse peut-être bel et bien dans l’infini, ou, en tout cas, hors des cases de ce petit album bavard…

Objet littéraire non identifié

Dans Drome, Jesse Lonergan est dans le maximalisme : beaucoup de cases, d’action et de symboles, des couleurs pétantes, une grosse pagination… Dans L'Infiniment Moyen et plus si infinités dans les limites finies d'une édition minimaliste, Marc-Antoine Mathieu s’essaye au minimalisme et le revendique : « Conçu avec le minimum d'encre, de papier et d'espace, ce fumetto povera résolument décroissant invite à ausculter à la loupe quelques aspects miniaturisés d'un sujet démesuré : l'infini. » Et pourtant, le premier en revient au mythe fondateur, « à l’essence » de la bande dessinée et des ouvrages imprimés avec la quadrichromie. Là où l’autre, après une logorrhée à la limite du « psittacisme », ouvre les portes d’un au-delà de la BD. Deux objets à se procurer pour goûter à la richesse du 9e art et prouver à son entourage que même « les petits mickeys » peuvent se prendre un peu (trop) au sérieux. Et puis, dans le doute, effet garanti dans une bibliothèque !

Article publié dans le mag ZOO n°106 Septembre-Octobre 2025

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