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Rencontre autour de The nice house on the lake

Tandis qu’ils ont vendu des milliers d’épisodes de comics, séparément et ensemble et qu’ils ont accompagné pendant de longs mois voire des années la publication de Batman, James Tynion IV et Alvaro Martinez Bueno collaborent pour la première fois sur une série qui n’est pas du super-héros. C’est à l’occasion de la parution du tome 1 de The Nice House on the Lake qu’Urban Comics a organisé une tournée française de promotion. Nous avons profité de leur séance de dédicace à la librairie Ty Bulles tome 2, à Rennes, pour les rencontrer.



Les auteurs en dédicaces dans la librairie Ty Bulles tome 2 à Rennes
© Yanneck Chareyre


Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre ?


JAMES TYNION IV : Disons que notre rencontre a eu lieu en deux temps puisque nous avons travaillé ensemble pour la première fois sur la série hebdomadaire Batman Eternal pour DC Comics, de 2014 à 2015. Nous avions été associés par l’éditeur Chris Conroy et je crois que nous étions ensemble sur les derniers épisodes de la série. Avant cela, tu avais travaillé avec d’autres scénaristes non ?

ALVARO MARTINEZ BUENO : Tout à fait. Il me semble que vous avez été quatre scénaristes en tout.

JTIV : C’était une histoire dans laquelle j’ai mis beaucoup de moi-même, beaucoup d’énergie. Ensuite, nous avons continué avec une autre série hebdomadaire, Batman and Robin Eternal. Là encore, les équipes changeaient. Ce qui fait que notre première véritable collaboration a été sur l’histoire que nous avons commencée en 2016 dans Detective Comics. Le dessinateur principal était Eddy Barrows, mais comme nous étions sur une sortie bimensuelle, et que ça allait vraiment vite, Alvaro venait en régulièrement en renfort. Il a donc fallu véritablement attendre notre série suivante, Justice League Dark, pour enfin nous rencontrer en personne. Ça s’est fait pendant une New York Comic Con même si ça faisait déjà des années que l’on travaillait ensemble.


Alvaro Martinez Bueno, vous évoquiez ce travail en équipe sur les séries Eternal. Quels types d’échanges aviez-vous alors avec James Tynion IV ?


AMB : Tout passait par notre éditeur. C’était lui qui me transmettait les scénarios et avec qui j’échangeais sur les dessins.

JTIV : J’essayais de mettre des petits messages dans mes scripts à destination des dessinateurs. Mais le rythme d’écriture et de production était tellement intense que je savais rarement avec qui je travaillais. Mais à partir de Detective Comics, nous avons eu des échanges directs. C’est là que j’ai pu appréhender et prendre en compte les particularités du travail d’Alvaro, tout en exprimant réellement mes envies et il a très souvent dépassé mes attentes.

AMB : C’est là que nous avons développé de nouveaux personnages, de nouveaux designs et donc que nous avons vraiment commencé à collaborer sur nos séries.

JTIV : C’est ça. Nous avons eu un arc entier en duo, ce qui nous a vraiment permis d’inventer. Mais avant ça, j’avais quand même noté qu’Alvaro avait une capacité incroyable à concevoir des décors. Donc à chaque fois qu’il pouvait y avoir un nouveau laboratoire, ou une nouvelle partie du Beffroi d’Oracle à découvrir, j’y allais à fond. Désolé, d’ailleurs, Alvaro.

AMB : Pas de problème, au contraire, ça m’amusait beaucoup. C’est même ce qui est intéressant dans le fait de travailler avec James, parce qu’il réussit toujours à m’amener plus loin, à faire des propositions qui vont faire que je développe mon dessin. C’est tellement agréable !

Venons-en maintenant à The Nice House on the Lake. Comment est né le projet ?

JTIV : C’était une idée que j’avais depuis quelques années déjà. Et puis Chris Conroy, notre éditeur, a pris la tête du DC Black Label destiné à remplacer Vertigo. Je n’étais alors pas sûr que DC serait encore intéressé par des livres en Creator Owned [NDLR : propriété des auteurs, contrairement aux titres sous licence qui sont la propriété de l’éditeur], mais comme j’avais un contrat d’exclusivité, je devais avant tout présenter mes pitchs de nouvelles séries et libre à eux de les refuser. J’ai donc présenté à Chris différentes idées mais je reste persuadé que The Nice House on the Lake a été mon meilleur pitch de tous les temps. Il faisait juste deux pages. Très simple, il décrivait le premier chapitre dans des termes très directs. Chris a tout de suite adoré et m’a demandé d’écrire ce projet pour DC.


« Je reste persuadé que The Nice House on the Lake est mon meilleur pitch de tous les temps. »

Iv james Tynion, Alvaro Martinez Bueno : Rencontre autour de The nice house on the lake

Comme je commençais à avoir un peu de succès avec mes autres créations personnelles – Something is Killing the Children ou The Department of Truth – DC a essayé de me garder dans son giron, notamment en me confiant la principale série Batman. Mais une fois que je me suis lancé sur le titre, j’ai réalisé que je n’aurai pas la bande passante pour mener de front Batman ET Justice League Dark. Voyant que je n’allais pas pouvoir poursuivre le formidable partenariat que nous avions avec Alvaro, j’ai demandé à Chris de l'embarquer dans le projet The Nice House on the Lake. Je crois que j’ai été très insistant !

Quand j’ai envoyé la présentation à Alvaro, j’étais quand même un peu inquiet. C’était juste un groupe de personnages en tenue normale, dans un lieu unique pour toute la série, avec un concept général effrayant… Je n’étais pas certain qu’Alvaro aie envie de me suivre, mais heureusement, ça a été le cas.


Alvaro Martinez Bueno, qu’avez-vous pensé en découvrant ce pitch ?

AMB : J’étais invité à la Comic Con Paris quand je l’ai reçu. Ça devait être le jeudi ou le vendredi soir. J’étais plutôt occupé, j'ai mis un peu de temps à répondre. Mais dès que j’ai eu un moment pour le lire, j’ai immédiatement vu la puissance de l’histoire et son potentiel incroyable.

 « En tant qu’artiste, je commençais à me sentir limité dans le monde des super-héros. »

Batman by Alvaro Martínez Bueno

Batman by Alvaro Martínez Bueno

En plus, c’était un moment où je me remettais en question. Je cherchais une façon différente de m’exprimer dans mon dessin. Je veux dire qu’en tant qu’artiste, je commençais à me sentir un peu limité dans ce que je faisais avec les super-héros. Et j’étais là, à Paris, dans cette convention où il y avait une énergie créative incroyable. J’ai passé le week-end à regard des expositions et je sentais que quelque chose grandissait en moi. Quelque chose de personnel que je devais faire mûrir. Ce mail est arrivé au moment parfait, même si j'ai mis deux jours à y répondre.

JTIV : Oui et d’ailleurs, ça me stressait vraiment de ne pas avoir de réponse…

AMB : Je t’ai d’abord envoyé un courriel pour te dire de ne pas t’inquiéter, que j’allais le lire et revenir vers toi. Et ensuite j’ai accepté. Je suis vraiment content que James ait pensé que j’étais la bonne personne pour ce projet. C’est ce qui nous a menés où nous en sommes aujourd’hui… 


Maintenant que vous avez produit ces douze épisodes, comment définissez-vous cette façon différente de dessiner par rapport à vos productions super-héroïques ?


AMB : Je ne sais toujours pas comment répondre à cette question. C’est sans doute dû à une évolution de mon style précédent, mais je suis encore trop dedans, j’ai besoin de prendre un peu de recul. Je trouve extrêmement gratifiant le fait de pouvoir utiliser des techniques différentes grâce à cette série. En tous cas, j’essaie de canaliser mes différents centres d’intérêts du moment dans mon travail.


Et si vous deviez identifier un point précis d’évolution ?


AMB : Alors ce serait sans doute le passage au digital. Avant, je travaillais de façon traditionnelle. En passant au numérique, j’ai dû modifier tout mon processus de travail. J’ai dû repartir du début, découvrir toute la diversité d’outils que j’avais à disposition : ces brosses, ces pinceaux, ces effets… Il a fallu que je comprenne comment ils pouvaient m’aider à développer ce nouveau style. Mais finalement, ça m’a apporté beaucoup de liberté. Donc oui, ce passage au numérique est vraiment un tournant pour moi.


Vous avez travaillé en partenariat avec la coloriste Jordie Bellaire, comment s’est passée cette collaboration ?


AMB : Je ne sais pas si tu te souviens, James, mais elle a mis un peu de temps à envoyer les premières pages. J’avais dessiné tout le premier épisode et on a dû attendre quelques mois qu’elle ait le temps de commencer à travailler. Mais en une poignée de pages, elle nous a convaincus. Le résultat était incroyable, nos retours ont été très positifs. Pourtant, c’est elle qui nous a demandé si elle pouvait aller encore plus loin, faire quelque chose d’encore plus fou. 

Alors elle s’est lancée, elle nous a renvoyé de nouvelles pages très différentes des premières. Et c’était exactement ce qu’on imaginait. On lui a dit de continuer ! Jordie est vraiment une artiste créative débordant d’énergie. Et il suffit de lire ses mails complètement fous pour percevoir cette énergie. 

Au fil des pages, j’ai dû envoyer quelques remarques, mais très peu…

JTIV : Des détails, la plupart du temps, sur des couleurs de vêtements, ce genre de choses.

AMB : Je suis vraiment ravi de son implication. C’est une coloriste reconnue dans la profession, qui a été primée à plusieurs reprises aux Eisner Awards. Elle a développé un style qui lui est propre, reconnaissable entre tous et pourtant, elle a choisi d’aller plus loin sur notre série. Elle a ressenti cet esprit d’innovation qu’on a essayé d’insuffler dans le dessin, dans l’histoire. C’est vraiment un beau cadeau qu’elle nous a fait.


D’ailleurs, c’est tellement efficace que l’on ne dirait pas que vous êtes deux artistes.


AMB : C’est vrai pour chaque personne impliquée, jusqu’au lettrage. 

JTIV : Darren Bennett, en effet, qui écrit les textes de la série, mais a aussi travaillé au design des pages, apporte lui aussi beaucoup à la qualité du titre. C’est un véritable équilibre entre tous les acteurs, entre toutes ces voix créatives incroyables. Chacun a vraiment donné le meilleur de lui-même. 


Jordie Bellaire était-elle votre choix ou bien est-ce votre éditeur qui vous l’a proposée?


AMB : Chris nous a proposé quelques noms, dont Jordie et j’ai sauté sur l’occasion.

JTIV : Et pour ma part, j’avais déjà travaillé avec Darren Bennett sur Something is killing the Children. Ça a donc été assez naturel pour moi de faire appel à lui à nouveau.


Revenons au scénario de The Nice House on the Lake. James, vous avez choisi de commencer sur quelques pages au présent, avant un retour en arrière dans le passé. Pourquoi un tel choix narratif ?

JTIV : Pendant que j’écrivais la série, j’ai revu un de mes films préférés, Cape Fear de Martin Scorcese [NDLR : Les Nerfs à vif en VF]. Ce film s’ouvre justement sur ce moment court et impactant où Juliette Lewis s’adresse à la caméra. Et ça donne immédiatement le ton du film. J’ai voulu faire la même chose pour notre comics.

 « En cassant volontairement ce schéma narratif, j’embarque le lecteur.»


Je voulais que le lecteur soit pris au dépourvu dès le début. Sur ce format d’épisode, c’était très important, parce que je savais que le premier numéro serait écrit façon « mèche lente ». Avec une fin très marquante, mais un cœur de récit où on a plus ou moins une bande de copains qui se retrouve. Je savais que j’avais besoin de donner le vrai ton dès les premières pages, de poser le décor. La séquence était déjà écrite et j’ai eu le sentiment que c’était la bonne émotion à partager. 
Et puis s’est posée la question de savoir si j’allais faire de même à chaque épisode. J’ai choisi de continuer, d’en faire la structure de notre récit. En cassant volontairement ce schéma narratif, j’embarque le lecteur. 


Comment avez-vous écrit ce scénario ? Aviez-vous le plan global, ou travaillez-vous épisode par épisode ?


JTIV : C’est un mélange des deux. Je suis convaincu qu’il faut écrire avec passion. Il faut avoir cette force au moment où l'on s’assied pour écrire un épisode parce que c’est elle qui aide à aller plus loin. Mais cette force, on ne l'a plus quand on réécrit un an après, ce qui avait un sens précis à ce moment-là ne l'a plus.

Mais pour autant, je connais depuis le début le plan global. Je suis juste ouvert à de meilleures idées au fil de mon écriture, même si cela remet en cause ce que j’avais prévu au départ. Quand cela m’arrive, je ne m’inquiète plus, je sais gérer. On peut même dire qu’aujourd’hui, j’ai besoin de ça. J’ai besoin que l’épisode que je suis en train d’écrire dépasse ce que j’avais envisagé. Mes meilleurs épisodes, je les ai écrits en prenant la bonne décision sur le moment. Je suis convaincu de cela.


Parlons du fond de l’histoire maintenant. Avec cette histoire d’apocalypse, d’humains maintenus à distance d’un monde qui brûle, avez-vous voulu adresser un message à nos contemporains ?


JTIV : L’idée centrale que j’avais envie de développer, c’était la tension qui naît du fait de vivre confortablement dans un monde qui s’écroule autour de vous. Je pense que c’est quelque chose que nous vivons tous dans notre monde moderne. 

On est submergé et on se montre égoïste en ignorant cela et en essayant d’apprécier les petits moments de bonheur que l’on peut avoir avec ses proches. On a besoin de se comporter ainsi, même face à la fin du monde. Comme c’est un sentiment que je ressens très fortement, j’ai eu envie de l’intégrer à cette histoire.

J’ai aussi voulu parler de classes sociales. Walter, l’antagoniste, vient clairement d’une famille riche. Pas nécessairement au sens humain des choses, mais d’une famille puissante  avec une maison au luxe décadent, un endroit sublime et une expérience indécente. J’ai voulu mettre ça en lumière. et mettre l’accent sur l’inconfort à vivre dans le confort.

Et j’y ai mis beaucoup de moi. La plupart des personnages du livre sont basés sur mes propres amis. Et ce Walter, il a aussi quelque chose de moi. J’ai pu m’appuyer sur de vraies émotions que je ressentais, sur les parts les plus sombres de moi que j’ai intégrées dans cette fiction. J’ai compris une chose à laquelle je croyais avant, mais pas aussi fortement : les spécificités de notre vie ont en fait un caractère universel. Plus vous plongez dans vos propres expériences, dans vos propres relations, même en les transformant, plus vous allez toucher un large public.
Vous savez, ça m’effraie un peu, mais à chaque fois que je regarde ce livre, je me rends compte à quel point j’y ai mis tout ce qu’il y a de plus étrange et de malsain en moi pour permettre à chacun de le lire. Pourquoi diable ai-je fait ça ? Je ne sais pas, mais j’adore…


Alvaro, James nous explique donc qu’il s’est appuyé sur des personnes existantes pour créer les personnages de la série. Mais à vous, comment vous les a-t-il présentés ? Comment les avez-vous créés ?


AMB : Disons d’abord que James ne m’a pas dit qu’il s’était basé sur ses proches. Il m’a donné deux ou trois lignes de description sur chacun d’entre eux. C’est à partir de ça que j’ai travaillé de mon côté. Et je suis revenu vers James et Chris, je leur ai présenté les dessins. James a pu me dire ensuite combien ils ressemblaient au final aux personnes réelles.

JTIV : C’est clair !

AMB : Il faut croire que les descriptions étaient finalement assez précises.

JTIV : Pas tant que ça. Cela reste des personnages de fiction. Mais quand on connaît les véritables personnes, on peut reconnaître de-ci de-là, des détails significatifs et rendent les personnages réels. Ça m’a impressionné.

AMB : Ce qui m’a le plus aidé, c’est quand même la diversité des profils que James m’a apportés. Pour rendre les différents personnages identifiables au premier coup d’œil, ça m’a beaucoup aidé. Parce que sinon, ce sont juste des personnes normales. Il n’y avait pas de costume de super-héros pour les rendre plus reconnaissables. Le risque, c’était que le lecteur soit perdu dans les 11 personnages. 

JTIV : Parfois, certains lecteurs nous ont dit qu’entre deux sorties d’épisodes, ils ont eu besoin de relire, pour mieux se souvenir de chacun. Mais ce faisant, cela a créé un lien plus fort entre ces lecteurs et la série, donc c’est tant mieux.


Terminons en parlant des couvertures des différents numéros, Alvaro. Elles ont un côté cinématographique évident. Quel message vouliez-vous passer aux lecteurs ?


AMB : Je me basais sur ce que James vient d’expliquer : ce souhait de mélanger horreur et luxe. Comme cette image dans la salle de bain luxueuse, dans laquelle des gens essaient désespérément de rentrer parce que quelque chose d’horrible arrive de l’extérieur. Ça a été l’idée principale pour l’ensemble des couvertures.

Et puis j’ai eu envie de composer une image ressemblant à une couverture de magazine, comme celles de Time Magazine. Je n’étais pas certain d’avoir le droit de le faire, alors j’ai testé sur la première et c’est passé, donc j’ai continué. C’est différent de ce que je fais à l’intérieur, c’est vrai, mais je crois que cela correspond globalement à la série que nous avions envie de faire, donc ça me convient.


Pour finir, vous avez terminé les 12 épisodes prévus [NDLR : le tome 2 sortira chez Urban Comics en mars 2023], est-ce que les lecteurs peuvent s’attendre à vous revoir collaborer ?


JTIV : Oui, j’espère bien. Nous avons encore plein de choses à dire ensemble. Mais c’est l’industrie du comics. J’espère qu’en effet, Alvaro va pouvoir rester un de mes partenaires créatifs privilégiés pour le reste de ma vie.

AMB : Tu ne vas pas réussir à te débarrasser de moi comme ça !

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