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Quelque part en Afrique

Sur une île, près des côtes d’Afrique de l’Ouest, le jeune Keli rêve de devenir, comme son frère, un puissant guerrier… Rencontre avec Loui, un auteur complet.

« Quand j’ai découvert le manga, ça a été une claque visuelle et narrative incroyable… Je me suis dit que je ne pouvais pas passer à côté de ça. Toutes les histoires que j’avais en tête, c’était comme ça que je devais les raconter, pas autrement. »

Initialement, Red Flower, c’est une campagne Ulule, c’est bien ça ?

Loui : Alors la campagne Ulule était prévue au départ pour de l’auto édition, des histoires annexes, des spin-off et des préquels de la série qui va sortir chez Glénat. C’est lié, mais ça ne concerne pas exactement ce que je vais faire avec eux.

Il n’est pas forcément nécessaire de connaître ce que tu avais sorti auparavant pour aborder cette nouvelle série.

L. : Clairement. On peut très bien lire cette nouvelle série sans avoir lu ce que j’ai proposé sur Ulule. Par contre, ceux qui ont déjà lu ces deux volumes auront simplement une meilleure appréhension de l’histoire, ils connaissent déjà les personnages. Tout le travail est raccord, on va dire.

Est-ce que tu vas intégrer ce que tu as produit en autoproduction, dans la série chez Glénat ?

L. : C’est le but. Ce que j’ai produit jusque-là c'était surtout des histoires courtes, des one-shot. Dans chaque chapitre, on découvrait un personnage différent de cet univers commun. Ils vont tous se retrouver dans l’histoire que je développe chez Glénat. Même si, en lisant la série on aura le sentiment de les découvrir pour la première fois car je ne voulais pas pénaliser les nouveaux lecteurs.

Comment es-tu passé de l’auto-édition à une collaboration avec un éditeur ?

L. : Lorsque je suis arrivé en France, en 2015, ma grande question c’était « comment devient-on mangaka en France ? » Je me suis renseigné sur les formats qui se faisaient, à droite à gauche, j’ai fait plein de conventions, j’ai observé les auteurs indépendants, ceux qui étaient édités.
Je me suis alors dit qu’il était préférable pour moi de commencer par l’auto-édition parce que j’avais de cette manière davantage de maîtrise et plus de liberté sur mon projet. J’ai donc lancé d’une part en 2018 Molly & Lukas, puis les deux tomes de Red Flower Stories avec Ulule entre 2019 et 2020. C’est grâce à eux, grâce au fait que j’étais très présent sur les salons, que les éditeurs ont commencé à me remarquer.

Ainsi, quand j’ai voulu chercher un éditeur, ou tout du moins réfléchir à la prochaine étape de ma carrière, Glénat s’est manifesté. Une entente s’est alors créée. On a été retardé par le premier confinement qui est tombé au moment où l’on commençait à parler de projets concrets. En plus, une fois sorti de tout ça, je n’étais pas immédiatement disponible car j’avais engagé la réalisation du tome 2. J’ai dû attendre de le terminer pour reprendre contact avec eux.

Red Flower - Tome 1

© RED FLOWER © 2023 Loui / Éditions Glénat 

Tes deux volumes sont toujours disponibles, peut-on les récupérer quelque part ?

L. : Oui oui ils sont dispo dans ma boutique (https://justlouiart.storenvy.com/products). Mais je vais mettre entre parenthèse le côté auto-édition pour me consacrer à la série chez Glénat. Je verrais à l'issu de ce projet, si je ne ferais pas une version « remaster » de ces deux volumes, avec quelques histoires finales, afin de boucler la boucle.

Revenons à ces questions que tu t’étais posés sur cette production de manga en France. Comment tu te positionnes par rapport à cette dynamique ? Le marché en France s'ouvre peu à peu à la production « non asiatique », de quel œil vois-tu ça, par rapport à ton projet ?

L. : Je pense avoir une position intéressante par rapport à ça. Du fait que je n’ai justement pas grandi en France, je n’ai donc pas forcément la même culture que les auteurs français. J’ai débarqué ici dans le but de devenir mangaka. J’ai regardé tout ça d’un point de vue purement « pratique », on va dire. Je me suis demandé si le public était ouvert, prêt à accueillir ce genre. Quand je suis arrivé, j’ai cru comprendre qu’il y avait une certaine réticence des lecteurs français à la production qui n’était pas japonaise, même si on en était à la toute fin de ça.

Progressivement, ils se sont davantage ouverts, aujourd’hui le mot manga n’est pas forcément synonyme de Japon. Ça fait pas mal de temps qu’on ne m’a pas fait le type de commentaire en convention : « Ah mais ce n’est pas japonais.» De plus en plus, les gens cherchent de nouvelles choses, peu importe que ce soit japonais ou non, comme dans mon cas où mes histoires sont inspirées par l’Afrique de l’Ouest. Ce n’est pas très important pour eux, du moment que l’histoire leur plaît. En plus, ils s’ouvrent aux mangas coréens, chinois… Il y a tellement de gens de cultures différentes qui font du manga aujourd’hui, de toute façon.

Une des spécificités de ta série, c’est aussi qu’elle s’attache à des sujets qui ne sont pas beaucoup traités dans les mangas : les contes africains. Tu viens de l’Afrique de l’Ouest, c’est ta culture que tu as voulu mettre en avant avec cette histoire ?

L. : Dans Red Flower, il y a des éléments que j’ai repris mot pour mot, des contes de mon enfance, il y a des histoires qui sont inspirées de faits réels, de choses que j’ai vécues. Chaque fois, je garde plein d’éléments que je n’explique pas nécessairement, c’est alors aux lecteurs de fouiller un peu, de débusquer des éléments de ma culture, qu’il s’agisse d’habits, de motifs, de symboles, de décors, de dictons, de philosophie, toutes ces choses qui forment un beau méli-mélo de mes inspirations.

J’ai grandi au Ghana, mon père m’a toujours dit, « écoute, si tu veux raconter des histoires, raconte des histoires africaines, partage ta culture.»J’ai grandi avec les Harry Potter, les Eragon, les Seigneurs des anneaux, j’avais envie d’écrire des histoires d’Epic Fantasy, ce genre de récit. J’imaginais pas du tout qu’on pouvait écrire ce genre de chose en Afrique. J’ai découvert plus récemment tout un pan de ma culture, les contes, l’histoire orale. Je m’intéresse en ce moment à tout ce qui s'approche de la mythologie, les contes universels, le travail de Joseph Campbell. C’est davantage ces histoires universelles qui m’intéressent. À travers ce récit, je commence donc par les miennes, les contes d’Afrique de l’Ouest. En général, j’aime bien les histoires qui touchent le lecteur. Peu importe notre culture ou d'où on vient, on a tous des histoires qu’on aime se raconter. C’est ça le vrai pari : mélanger les contes aux mangas, je pense que c’est totalement compatible.

Loui : Quelque part en Afrique

© RED FLOWER © 2023 Loui / Éditions Glénat

Tu as grandi avec quoi ? quelles ont été tes références ? Tu lisais du manga, de la littérature ?

L. : Justement, pas du tout de manga ! Quand j’étais gosse, je ne connaissais pas les mangas. Ma famille n’avait pas accès à internet comme les autres, on n’avait pas la télé. Je n’ai eu un ordinateur à la maison qu’après le lycée. J’avais 18-19 ans quand j’ai découvert les mangas, donc très tard. J’ai grandi avec Astérix, avec Tintin, Rahan... Je lisais énormément. Au départ, je voulais être écrivain, je ne dessinais pas. Je ne me suis mis au dessin qu’en 2015. Mais à cette époque je voulais être narrateur, ce qui m’intéressait c’était les histoires, quitte à me tourner vers le cinéma. J’ai fait du théâtre, de la poésie, de l’écriture, du scénario, je voulais être storyboarder pour le cinéma, je voulais mettre en scène. Tout ce qui m’intéressait, encore une fois, c’était la narration.

Quand j'ai découvert le manga, ce fût une claque visuelle et narrative incroyable. Ce qui m’a le plus marqué c'était à quel point j’étais happé par ces récits, à tel point que je n’arrivais pas à décrocher. J’ai perdu toute ma vie sociale du jour au lendemain : je dévorais les scans en ligne, on n’avait pas accès à tout ça autrement car on n’avait pas de librairies au Ghana. On ne m'a plus revu pendant deux ans. J'ai dévoré des centaines de chapitres de Naruto, de One Piece, de Death Note, Shaman King, Berserk, et je ne sais plus dans quel ordre. J’étais tellement inquiet de ne plus avoir accès à tout ça que je sauvegardais tout sur mon disque dur, page par page. Je me suis dit que je ne pouvais pas passer à côté de tout ça. Suite à tout ça, je me suis dis qu'en fait, toutes ces histoires que j’avais en tête, c’était comme ça que je devais les raconter et pas autrement. Et c'est à mes 21 ans, alors que je faisais du service humanitaire dans le Ghana rural, que j’ai annoncé à mes parents que j’allais en France pour me lancer dans le manga.

Tu dis que tu ne dessinais pas avant. Quelle a été ta formation artistique « accélérée » ?

L. : Quand je suis arrivé en France, j’avais conscience de mon retard potentiel. J’ai trainé en ligne, j’ai regardé ce qui se faisait en France, je me suis dit que les gars dessinaient depuis qu’ils étaient tout petit, j’avais un retard colossal à rattraper. J’ai regardé les écoles, pour avoir un plan plus précis en tête. J’ai trouvé une école de manga à Toulouse. Mais au final, ça ne m’a pas beaucoup plu, le format ne me convenait pas vraiment, et puis je n’ai pas un profil très scolaire. Je préfère tester et découvrir les choses par moi-même.

J’ai très vite quitté l’école et j’ai préféré me lancer en autodidacte. Mais ça implique de faire beaucoup d’histoires courtes pour m’améliorer. Chaque récit se focalisait sur un aspect technique que je voulais améliorer. À un moment j’ai dessiné des adultes parce que je ne dessinais avant que des gamins, ou bien des machines parce que je ne dessinais pas de robots, des décors océaniques parce que je me suis dit qu’il fallait que je m’améliore là-dessus. Au final, dans le premier volume de Red Flower Stories, ils sont quasi à poil, parce que je voulais me concentrer sur l’anatomie, je n’avais pas le choix.

Quand on lit Red Flower, on se demande pas si c'est asiatique, français ou  africain. C’était ta volonté, de ne pas entrer dans une école précise ?

L. : Je me pose beaucoup la question ces temps-ci. Je pense que c’est dû au fait que j’ai découvert le manga assez tard, je ne l’ai pas donc pas découvert avec des yeux d’enfant. Je n’ai aucune nostalgie par rapport aux mangas, aux séries animés d’avant. J’ai découvert tout ça alors que j’étais déjà en capacité de me demander ce que je voulais faire comme métier. Et même si c’est une passion, je l’approche vraiment comme un travail avant tout. Le dessin c’est vraiment moi, j’ai bouffé tellement de codes différents en même temps. On le voit, ceux qui ont grandi avec Dragon Ball, alors que chez moi, ça ressort moins parce que ça n’a pas été le cas. Ce qui fait que j’ai autant du Vinland Saga, du Vagabond que des éléments de Naruto dans mon trait… Au final, je pense que mon dessin ressemble à tout et à rien à la fois, et il reste très personnel pour cette raison. Ensuite, la narration est malgré tout très consciemment japonaise. Je sentais dans cette narration qu’il y avait un truc de tellement fluide que le lecteur n’avait aucun effort à fournir pour passer de case en case. Ce n’est pas forcément le cas en BD, par exemple, ou il est demandé de fournir tellement plus d’effort personnel en termes de lecture, on s’attend à ce qu’il participe à la compréhension de la case. Dans le manga, tout est fait pour toi, tes yeux glissent d’image en image.

Loui : Quelque part en Afrique

© RED FLOWER © 2023 Loui / Éditions Glénat

Du coup, par le biais de l’école, j’ai eu le contact d’une mangaka au Japon. Je suis allé la voir trois fois pour qu’elle me fasse des retours sur ma composition. C’est vraiment mon souci principal, avant même l'aspect du dessin, il faut que ma page soit ultra lisible. À l’époque, je passais plus de temps sur le storyboard que sur le dessin, de 3 à 4 heures par page de storyboard et la page était dessinée en 2 heures. Je me rendais malade tant que la page n’était pas parfaite d’un point de vue  composition et narration, je n’arrivais pas à la dessiner.

Ça te prend longtemps de réaliser un tel volume ?

L. : Je comptais en moyenne 6 à 7 heures par page en incluant le scénario, le storyboard, le dessin, l’encrage, les trames et le lettrage. C’est un peu ma moyenne. Ce tome 1 chez Glénat m’a pris beaucoup plus de temps que prévu parce que c’était la découverte de la collaboration. J’ai toujours été seul jusque-là, je gérais tout, le logo, la police, la mise en page, la correction, j’ai toujours fait ce que je voulais. Avec Glénat, il y a tout un processus qui s’est mis en place, j’avais sous-estimé la quantité de travail qu’il y aurait à fournir en dehors de ma partie dessin, comme la communication, les interviews, les dossiers presse pour les journalistes, tous ces choses à côté, et donc ça m’a pris plus de temps que je ne le pensais. Mais c’est le temps que ça se mette en place. Pour les tomes suivants ça ira plus vite.

Finalement, comment va s’organiser une histoire par volume, dans un univers commun ?

L. : Avec le premier volume, je me suis rendu compte que je focalisais chaque chapitre sur un personnage avec une histoire globale en trame de fond. Je ne me suis pas forcé à faire autrement, j’aime raconter comme ça, c’est ce qui me plaît. On découvre le récit à travers une multitude de personnages différents. Au début, on a la présentation de Keli, ses motivations, son grand frère et les autres. Ensuite, le héros passe un peu en retrait, on découvre davantage les autres personnages… Le récit évolue au travers du regard des différents protagonistes. Ce n’était pas prévu au départ, mais finalement, je me dis que c’est pas mal, ça me parait plus naturel. Cela résout aussi pas mal de problèmes de narration qui m’inquiétaient pour la suite. Je pense que le lecteur sera d’autant plus charmé d’avoir ces focales sur les personnages, ils s’attacheront tous à un personnage en particulier.

Le premier volume arrive juste avant la Japan Expo. Ce n’est pas trop impressionnant de l'aborder, cette fois, aux côtés d'un éditeur ? C’est quelque chose que tu perçois sereinement ?

L. : Je ne te cache pas qu’en effet c’est très impressionnant. C’est pour ça que j’ai voulu commencer par de l’auto-édition. Quand je suis arrivé en France, je ne me sentais pas du tout comme un auteur confirmé, je me sentais pas à niveau et je regardais beaucoup ce que faisaient les autres. Je ne me croyais pas capable de contacter une maison d’édition en sachant qu’eux allaient s'investir et prendre des risques pour chaque tome de ma série. Ça me semblait impossible de passer par là. Je ne voulais engager que ma propre responsabilité, grâce à l’auto-édition. Donc j'ai fais un premier volume, j'ai vu qu'il a marché, les gens ont été réceptifs. Je leur ai demandé pourquoi, j’ai eu des retours et j'ai grandis peu à peu avec mes lecteurs… Au final, avec le confinement, j’ai tellement réfléchi concernant ce tome 2, j’ai découvert tellement de nouvelles choses, et remis en question ma narration. C'est alors que je me suis senti prêt à signer.

Aujourd’hui, j’ai assez de confiance en moi en tant qu’auteur indépendant pour savoir que mon projet marche très bien avec ou sans éditeur. Je ne suis pas un auteur cherchant quelqu’un qui lui verserait un salaire pour vivre, l'auto-édition me le permet déjà. Avec Glénat, je cherchais avant tout un partenaire avec qui travailler pour que mes histoires puissent toucher le plus grand monde, pour que mon projet prenne une réelle ampleur.

Article publié dans ZOO Manga N°8 Mai-Juin 2023

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