Rencontre avec l’éditrice des éditions Mangetsu, qui publie les œuvres de Junji Ito en grand format.
Selon vous, pourquoi Junji Ito est-il qualifié de maître de l'horreur ?
Carole Fabre : Selon moi, cette appellation vient autant de son style distinctif que de son approche unique du genre horrifique. Contrairement à l’horreur classique qui va reposer sur des créatures monstrueuses ou des menaces d’emblée identifiables, l’horreur de Junji Ito va jouer avec l’angoisse d’un quotidien qui bascule, doucement mais sûrement, dans une terreur qui dépasse parfois la logique humaine. L’un des aspects les plus troublants de ses récits est que l’origine du mal reste souvent un mystère. On ne sait jamais vraiment pourquoi ses personnages sont victimes des événements qu’ils subissent. Sont-ils punis pour une faute qu’ils ont commise ? Ou sont-ils simplement les jouets d’un destin cruel ?
Certains récits, comme ceux mettant en scène Oshikiri, suggèrent que le mal peut être le fruit des actions du protagoniste lui-même. Cependant, ce n’est pas une règle absolue dans l’œuvre de Junji Ito, car nombre de ses histoires ne laissent aucune prise rationnelle aux personnages, les condamnant alors à une fatalité incompréhensible.
Comment définiriez-vous le style de Junji Ito ?
C.F : De « percutant » et d’immédiatement reconnaissable. Que l’on soit amateur d’horreur ou non, il y a quelque chose d’étrangement captivant dans sa manière de représenter la réalité, à travers une tension omniprésente qui nous pousse à explorer sans cesse ses œuvres. Personnellement, les récits de Junji Ito me hantent toujours un petit moment après leur lecture.
Malgré l’ancienneté de certaines de ses nouvelles – certaines ont plus de trente ans ! –, son trait demeure intemporel et immerge instantanément le lecteur dans son univers angoissant. Ses récits tiennent souvent en une trentaine de pages, un format qui impose une contrainte narrative forte. Réussir à créer une atmosphère oppressante en si peu de temps est un exercice délicat et il faut reconnaître son talent unique pour instaurer le malaise en seulement quelques cases. Grâce à une mise en scène soignée, il parvient à plonger le lecteur dans une ambiance étouffante.
Graphiquement, son style a évolué au fil des années. À ses débuts, il utilisait beaucoup d’aplats de noir, mais progressivement, il a intégré davantage de hachures et de nuances, rendant ses illustrations encore plus riches et détaillées. Contrairement à de nombreux mangakas qui recourent à de multiples trames pour donner du relief, Ito préfère travailler chaque trait avec une précision quasi chirurgicale.
Un exemple marquant de cette maîtrise est sa représentation de la brume dans L’Amour et la Mort. Dès les premières pages, ce simple élément graphique suffit à instaurer une atmosphère troublante, qui m’évoquait immédiatement la ville de Silent Hill. C’est cette capacité à créer une tension palpable à travers son dessin qui rend son travail si fascinant.

" Un exemple marquant de cette maîtrise est sa représentation de la brume dans L’Amour et la Mort [...] ce simple élément graphique suffit à instaurer une atmosphère troublante " © Mangetsu, 2023 - Junji Ito
Quel manga conseilleriez-vous pour découvrir l'auteur et son univers ?
C.F : Je pense que je suis obligée de citer ses deux œuvres incontournables que sont Tomie et Spirale. En arrivant chez Mangetsu en 2021, ce fut l’une de mes premières découvertes avec l’auteur et j’ai immédiatement plongé dans son univers. Pour Tomie, je trouve que le fait de proposer aux lecteurs une intégrale de nouvelles permet de voir l’évolution du dessin de Junji Ito, qui a commencé sa carrière de mangaka avec ces récits en parallèle de son métier de dentiste. Le personnage de Tomie en lui-même est fascinant et, en même temps, dégage tout ce qu’il y a de plus malsain dans le genre humain : elle est belle, et elle le sait. Plus elle s’embellit, plus elle attire le malheur autour d’elle.

" Le personnage de Tomie en lui-même est fascinant et, en même temps, dégage tout ce qu’il y a de plus malsain " © Mangetsu, 2021 - Junji Ito
Quant à Spirale, il s’agit de l’œuvre la plus emblématique de Junji Ito, qui illustre parfaitement son talent pour l'horreur psychologique et cosmique, à la manière de Lovecraft. Là où Tomie possède différentes histoires courtes, Spirale propose un récit complet où les personnages vont subir l’influence envahissante, presque obsessionnelle, de la spirale et dévoile un final des plus étonnants…

" Quant à Spirale, il s’agit de l’œuvre la plus emblématique de Junji Ito, qui illustre parfaitement son talent pour l'horreur psychologique et cosmique, à la manière de Lovecraft. " © Tonkam, 2011 - Junji Ito
Junji Ito est révéré en France, qu'en est-il au Japon et à l'international ?
C.F : Junji Ito est reconnu au Japon pour sa contribution unique au genre de l’horreur. Bien qu’originellement publié au sein de magazines shôjo et en mangas, nombre de ses œuvres ont connu des adaptations en anime, films (il est même arrivé que Junji Ito passe derrière la caméra), jeux vidéos… Plus récemment, l’exposition Enchantment a marqué une étape importante dans sa reconnaissance au Japon, en étant la première à présenter son travail au lectorat japonais à travers plus de 600 œuvres.
À l’international, c’est un auteur qui a su acquérir une renommée considérable. Ses œuvres ont été traduites dans plus de trente langues, et il a reçu plusieurs distinctions prestigieuses. Il a notamment remporté le Prix Eisner à plusieurs reprises.
Contrairement à d’autres mangakas dont l’apparence reste souvent méconnue, Junji Ito est un visage familier pour de nombreux fans. Il est régulièrement mis en avant dans des vidéos produites par Viz Media, son éditeur américain, ce qui contribue à démystifier la figure de l’auteur et à le rendre plus accessible auprès du public. Sa personnalité chaleureuse et son enthousiasme contrastent avec l’horreur qu’il dépeint dans ses œuvres, ce qui le rend d’autant plus attachant.
Comment Junji Ito est-il rentré au catalogue de Mangetsu ?
C.F : Avant le lancement de Mangetsu en 2021, Sullivan Rouaud, le directeur de collection, est parti au Japon pour prospecter différents éditeurs japonais. À la toute fin de ce voyage, une rencontre a eu lieu entre Sullivan et Monsieur Kogure, le responsable des droits étrangers d’Asahi, l’éditeur de Junji Ito.
Lors de ce rendez-vous de dernière minute, Sullivan a mis en œuvre tout son savoir-faire pour les convaincre que cet auteur ô combien emblématique devrait être au sein de Mangetsu, en ayant notamment sa collection dédiée. L’une des conditions d’Asahi était que l’artbook portant sur ses travaux (Junji Ito artbook Igyô Sekai) sorte dans le sens de lecture d’origine, ce que Sullivan accepte. Et là, un miracle comme il n’en arrive jamais, Monsieur Kogure lui promet l’intégralité du catalogue ! Voilà comment Junji ito est rentré au catalogue de Mangetsu. Nous sommes très fiers de publier cet immense auteur et de la confiance accordée par Asahi.
Je profite de cette interview pour remercier tous les intervenants qui travaillent d’arrache-pied pour proposer ces éditions françaises : Sullivan, évidemment, mais également Anaïs Koechlin (traductrice), Martin Berberian (lettreur), Tom « spAde » Bertrand (directeur artistique), Claire Olivier et Nadège Gayon-Debonnet (correctrices), Morolian (à qui l’on doit de fabuleuses analyses en fins d’ouvrages), les divers préfaciers et préfacières, et bien entendu, toute l’équipe de Bragelonne et de Mangetsu (mes collègues éditrices, Anaëlle et Violaine, Marc à la fabrication, Laure au commercial, etc.) !
Pour finir, pouvez-vous nous raconter une anecdote personnelle avec Junji Ito ?
C.F : Junji Ito ayant été l’invité d’honneur du festival d’Angoulême en 2023, j’ai eu la chance de le rencontrer. Je me souviens de quelqu’un de très réservé, de très pudique, mais aussi émerveillé de la fascination qu’ont les lecteurs français de son œuvre. C’est vrai qu’il y a un grand contraste entre l’imagination que cet auteur possède et délivre au travers de ses mangas, et la personne qu’il est derrière.
Je pense que ce qui m’avait vraiment étonné en le rencontrant, c’est d’apprendre que malgré son statut de mangaka iconique au Japon, l’auteur prenait très régulièrement le métro pour se rendre à son atelier. Je pense que c’est quelque chose que l’on ne voit pas souvent en France, où les personnalités publiques ne se mêlent pas forcément à la foule ! (rires)
Retrouvez ici notre ZOOMAGE à Junji Ito
Article publié dans le Mag ZOO Manga N°18 Mars-Avril 2025
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