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La Dernière maison juste avant la forêt : Entretien avec Régis Loisel

À l'occasion de la sortie de La dernière maison juste avant la forêt (Rue de Sèvres), Régis Loisel revient au dessin, à ses retrouvailles avec Jean Blaise, à la genèse d'une histoire drôle, fantastique... et humaine.

Couverture de La dernière maison juste avant la forêt, en librairie dès le 19 novembre.

Couverture de La dernière maison juste avant la forêt, en librairie dès le 19 novembre.

Ce nouvel album marque ton grand retour au dessin et les retrouvailles avec Jean Blaise. Comment est née cette histoire, à la fois drôle, fantastique mais également humaine ?

Régis Loisel : Tu trouves qu'elle a beaucoup d'humanité ? (Rires) À la fin, oui, on peut dire ça. À l'origine, je suis parti d'une idée de Jean Blaise : un Pierrot pas très beau, une prostituée, une demeure bourgeoise, des petits monstres, et le père du héros transformé en statue. Des éléments prometteurs... mais pas encore une histoire. Jean m'a montré un premier scénario : C’était réjouissant, plein de bonnes idées et d'univers, mais Pierrot quittait la maison pour Paris avec une intrigue policière. Je lui ai dit : « Avec un univers pareil, reste dans la bâtisse et fais vivre tout dedans. »

Il a tenté, retenté ; je trouvais ça mieux, mais il n'exploitait pas encore tout le potentiel des personnages. Des années passent. Quand je reviens en France, je commence une autre histoire pour Rue de Sèvres : j'en fais dix pages, mais je ne suis content ni du dessin ni du scénario. Je repense alors au projet de Jean : « OK, je le fais, à condition de travailler ensemble. »

J'arrive avec une centaine de pages d'idées que je lui soumets. Il vient à la maison : on tricote nos deux versions, on raccroche les wagons, on développe. J'ai enrichi de beaucoup d'événements : des bandits, des chasses façon comte Zaroff, etc. Son titre d'origine était Makumba (référence vaudou). Je propose Mamakumba, la mère de Pierrot ayant un rôle fort. Mais personne ne l'appelait comme ça... et je trouve La dernière maison avant la forêt.

Et ce titre, qu'évoque-t-il pour toi ?

R. L. : Le mystère. La dernière maison, c'est la sécurité ; après, c'est la forêt, l'inconnu, les légendes, le loup. On découvre que le titre existe déjà (un roman) ; je propose La dernière demeure... mais maison sonne plus juste. Ma femme ajoute « juste » : La dernière maison juste avant la forêt. Un long titre, oui, mais qui installe le mystère.

On sent un lâcher-prise graphique : une liberté totale dans un univers loufoque.

R.L. : C'était l'idée. Un dessin semi-réaliste qui installe une ambiance. Je n'aime pas dessiner les villes modernes, mais j'adore les « villes-baraques » : Peter Pan, Magasin Général... Les maisons aux coins et recoins, les réverbères, le Paris des années 20–30. Là, je peux inventer sans me bloquer. Je prends très peu de documentation : si j'en prends, ça me fige. Je préfère me nourrir d'images vues, de films, et réinventer.

On croise des références cinéma/pop : le facteur de Tati, Marilyn et l'anniversaire de Kennedy, Zaroff, La Grande Illusion...

R. L. : C'est inconscient. Par exemple, la minerve : aucun rôle, juste l'envie graphique de voir un type avec une minerve et de placer une réplique qui me faisait rire. C'est tout.

Sur un lit, on aperçoit des petits formats (Akim, Rodéo...). Nostalgie ou carburant d'enfance ?

R. L. : Pas de nostalgie, mais c'est mon enfance. J'ai grandi avec Blek le Roc, , , ... À l’époque, je n’avais pas d'argent de poche pour acheter Spirou, Tintin ou Mickey : à l'école, on s'échangeait ces petits formats. Je dessinais contre des illustrés, puis on troquait encore avec mes frangins. Mickey, j'en achetais un par an avec les 8 francs du cadeau de Noël. Les invendus étaient reliés : on choisissait à la couverture. Jean Blaise, pareil : un oncle tenait un tabac-presse, ils lisaient tous ces petits fascicules le jeudi. C'est notre terreau commun.

Ta galerie de personnages est très loufoque. Comment les crées-tu ?

R. L. : Je suis instinctif. Je ne fais pas dix pages d'études pour chaque gueule. L'exception, c'est Pierrot : il est moche, et ça, c'est facile à dessiner ; mais je voulais un « moche » qui force la sympathie. Là, j'ai multiplié les essais. Pour les autres, ce sont des caricatures qui naissent très vite. Les petits monstres ? Je ne les voulais pas monstrueux, plutôt des petits bonhommes noirs. Chacun porte d’ailleurs le nom d’un petit format : Akim, Zembla, Bécassine, Frimousse (la seule à forme un peu humaine). Olive, la fille, est un mélange des deux. Mes personnages évoluent en cours de route : si tu mets certaines cases de Pierrot côte à côte, tu vois qu'il change. Le lecteur, lui, le reconnaît à quelques signes : le nœud papillon, la dentition, les cheveux en bataille... Comme pour Astérix au début : le personnage change, et c'est normal.

Les planches commentées par Régis Loisel

Extrait de Chez Nanar, planche n°5

Extrait de La dernière maison juste avant la forêt - "Chez Nanar", planche n°5. © Rue de Sèvres 2025

La première planche de l'histoire, ouvre sur une grande case : quelle est l'intention ?

R. L. : L'idée, c'est de faire entrer le lecteur dans l’histoire. L'image peut évoquer les années 30-50, mais elle pourrait aussi être aujourd'hui. Certains quartiers de Paris ont gardé ces signes d'époque : l'enseigne « casse-croûte, vin, bières », les compteurs à l'extérieur, les poubelles... J'adore dessiner ça. J'aime que ça raconte déjà quelque chose : ici, un petit chien et un petit chat se font face (au départ, c'était un gamin qui appelait son chien). Puis on découvre les personnages : ce type de dos dont on voit le reflet dans la glace, pas une beauté, mais dans le style de la BD c'est un gars bien : nez normal, pas grotesque, une certaine classe. Il y a aussi les petites vieilles... Bref, créer une ambiance. Et glisser des objets reconnaissables : les chaises bistrot par exemple qu'on a tous vues.

La composition est intéressante : entre les cases 3 et 4, on retrouve le coin de l'oreille ; pas de reflet en case 3. Il y a un vrai côté cinématographique.

R. L. : La mise en scène n'est pas un problème pour moi. Certains galèrent et recommencent dix fois ; moi, ma première idée est la bonne. L'important, c'est une image forte dans la planche : tout doit tourner autour d'elle. Elle peut être en haut, en bas ou au milieu ; c'est elle qui tient la clé de la page.

Ici, c'est la première case : elle donne la note, la nuit, le quartier, l’ambiance, puis la bulle « Ça ne va pas, la tête ? » nous plonge dans l'action. On peut faire une planche silencieuse, avec peu de dialogues et des cadrages plus esthétiques ; mais il faut toujours une vignette forte. Ça peut n'être qu'un regard ou une image muette, pas forcément quelque chose de grandiloquent.

Extrait de La dernière maison avant la forêt, planche n°22

Extrait de La dernière maison juste avant la forêt "La maison/la surprise", planche n°22. © Rue de Sèvres 2025

On découvre dans cette planche 22, la demeure. Comment l’as-tu imaginée ?

R. L. : C'est effectivement la maison. Je l'ai trouvée sur une photo : je l'ai gardée « à peu près », puis ajouté des éléments, retiré d'autres... Et quand un détail m'ennuie, je plante des arbres devant. Très efficace pour masquer les faiblesses (rires).

On est sur un plan d'ensemble : Mimi (la prostituée) arrive, le majordome l'accueille, et il y a ce franglais dans les dialogues, assez drôle.

R. L. : Oui, ce franglais est une référence possible aux Tontons flingueurs. C'est moi qui l'ai ajouté : dans une page où il ne se passe pas grand-chose, il faut glisser du comique. Je fais une proposition, je la montre à Jean Blaise : 90 % du temps, il dit « OK, c'est bien ». Parfois, il voit autrement, on discute. Ici, l'humour vient porter l'ambiance : on traverse le parc, on avance vers la maison.

Tu évoquais un détail de continuité à la page précédente ?

R. L. : Oui : on découvre Mimi avec le majordome qui porte une lampe-tempête... alors qu'on est le 13 juillet, en plein été. À 22 h / 22 h 30, il fait encore jour : j'y ai pensé après. J'en ai parlé autour de moi : personne ne s'en formalise. Ça ne freine pas la lecture.

Cette planche prépare le mystère...

R. L. : Exactement : on entre dans le mystère par la promesse d'une « surprise », sans révéler quoi, puis paf, la porte se referme. Je ferme toujours ma séquence en pensant à la position de la page (droite ou gauche). Ici, c'est une page de droite : l'oiseau en fin de planche guide l'œil et pousse le lecteur à tourner la page. On clôt la scène, et on relance aussitôt.

Cette mise en scène, tu l'as anticipée au dessin ?

R. L. : Non. Je ne me complique pas la vie. Comme je n'avais pas toujours un scénario rédigé « à l'ancienne », j'improvisais un peu : je savais où aller, mais l'impro permet d'ajouter des idées auxquelles je n'avais pas pensé. Il faut juste retomber sur ses pattes pour ne pas perdre le lecteur.

Extrait de La dernière maison juste avant la forêt, planche n°75

Extrait de La dernière maison juste avant la forêt "Les cambrioleurs/jeux d'ombres", planche n°75. © Rue de Sèvres 2025

Dans cette planche, avec les cambrioleurs, on est dans le mystérieux mais aussi dans le comique ! Un plaisir à dessiner ?

R. L. : Ces séquences de cambrioleurs m'ont amusé. J'avais dit à Jean Blaise qu'il manquait de personnages extérieurs ; on a donc fait entrer un couple de voleurs. Ce sont des caricatures très BD à l'ancienne, presque des : grand nez pour l'un, moustaches pour l'autre, et le loup (le petit masque) façon Rapetous. Je me régale à faire ça : on reste dans une tradition de bande dessinée où les codes sont immédiatement lisibles, deux types avec un loup, tu sais que ce sont des cambrioleurs. Si l’on regarde la seconde case : le gars qui marche sur la pointe des pieds pour éviter que le plancher grince, c'est très cartoon, très dessin animé. Quand je dessine ce genre de moment, je cherche la sensation du pied qui va toucher le sol. Ensuite, ils se font surprendre par le colonel, un personnage haut en couleur : une statue de pierre animée, super trouvaille de Jean Blaise. Et ce qui est drôle, c'est que la statue qui parle ne les perturbe pas tant que ça. L'histoire est loufoque, un peu baroque ; je me demande toujours comment le lecteur appréhendera cet univers.

Sur cette planche des voleurs, on sent l'importance des jeux de lumière.

R. L. : Oui. Il y a beaucoup de hachures et de trames, pas de gravure, mais un maillage serré. Je m'inquiétais de la réaction à l'impression : ils ont fait un sacré boulot ; rien n'a bougé, c'est impeccable. J'avais des craintes, et pour finir, tout s'est bien passé.

Qui a réalisé les couleurs ?

R. L. : Au départ, Bruno Tati. C'est un très bon coloriste, mais je l'ai beaucoup corrigé. On a bossé quinze jours quasiment côte à côte. Pour moi, la couleur doit être narrative : servir la narration et rester efficace. J'ai souvent des premiers plans forts : s'ils ne sont pas en noir, il faut parfois les plomber pour que l'œil aille derrière, vers ce qui est important. Mon langage couleur est particulier : avec 3 ou 4 couleurs, pas plus, on décroche les plans. Mon dessin est chargé, riche ; si j’enfonce tout avec la couleur, on ne voit plus rien. Parfois, le dessin porte le dialogue ; parfois, c'est l'inverse : le dialogue vient tenir le dessin. L'essentiel est que lecture et mise en scène restent claires.

Article publié dans ZOO Le Mag N°107 Novembre-Décembre 2025

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