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Suite française, écriture du mouvement sous l'Occupation

Adapter un grand roman tel que Suite française n’est pas chose aisée. C’est pourtant le défi que s’est lancé Emmanuel Moynot, qui n’en est pas à sa première adaptation. Son talent pour dévoiler les fêlures ainsi que son trait proche du croquis rendent hommage au récit écrit sur le vif d’Irène Némirovsky. Ce roman écrit sur le vif décrit la fuite de différents parisiens durant la Seconde Guerre mondiale lors de l'entrée des Allemands en France. Il revient sur cet album ambitieux et parle de ses nombreux projets.

Un dessin en mouvement

Comment est né le projet de Suite française ?

Contrairement à tous les projets que j’ai portés jusqu’ici, Suite française est une proposition de Denoël. C’est un projet que j’ai fait mien sitôt que je l’ai accepté. J’avais lu le roman et l’avais beaucoup apprécié. Mais j’ai quand même demandé à le relire pour voir si j’étais capable d’en faire quelque chose. En arrivant à la fin du premier chapitre, j’avais déjà pris des notes donc ma décision était prise !

Comment avez-vous choisi d’adapter cette œuvre ?

Je réduis au maximum le roman à ce qu’on appelle « un premier traitement » : un résumé de l’histoire un peu riche. Théoriquement après je ne réouvre plus le livre. Je me sers de ce premier traitement comme d’un synopsis d’une histoire que j’aurais écrite moi-même.

Une décennie après le triomphe mondial de Suite française, roman miraculeusement réchappé de l'oubli, prix Renaudot 2004, Emmanuel Moynot s'empare de son adaptation

Une décennie après le triomphe mondial de Suite française, roman miraculeusement réchappé de l'oubli, prix Renaudot 2004, Emmanuel Moynot s'empare de son adaptation

Pour ce roman d’Irène Némirovsky, j’ai procédé un peu différemment car elle a une écriture assez incisive des dialogues qui permet de les réutiliser. À chaque fois que c’était possible j’ai essayé de garder les dialogues existants en les synthétisant et j’ai réécris des dialogues dans le même style quand le récit était en discours indirect. C’est la seule chose où je me sois permis d’être très respectueux car, en général, je préfère respecter l’esprit que la lettre.



Comment avez-vous travaillé les personnages, qui ont une place centrale ?

Ils me posent le moins de problèmes. Pourtant j’ai une lecture neutre et quand je lis, je ne me représente pas tellement les personnages, je ne m’imagine par leur voix. Mais dès que je pose mon crayon sur le papier, ma main réfléchit à ma place et les personnages viennent sous le crayon.

Comment avez-vous construit ce récit en mouvement ?

Le roman a déjà une construction très intéressante parce que le récit chorale appelle des points de vue différents, que j’ai respectés aussi. Chaque chapitre est raconté du point de vue d’une personne ou d’un groupe de personnes. Pour privilégier le mouvement, j’ai choisi de raconter les moments où l’on voit qu’il se passe quelque chose. Je trouvais que certains moments ralentissaient le récit et qu’on pouvait très bien les faire comprendre par une ellipse.

Comment l’avez-vous traité graphiquement ?

Ce roman a été écrit pratiquement à chaud, Irène Némirovsky le rédige alors qu’elle est encore entièrement dans l’esprit de ce qu’il s’est passé. J’ai essayé de faire la même chose pour me marier au mieux avec son texte et adopter un style comme si j’avais été au bord de la route pour faire des croquis. Cet esprit donne à mon avis l’homogénéité au livre et rend ma narration elle-même légitime par ce sentiment d’urgence et de mouvement qui collait à l’esprit du roman.

Parlez-nous de l’évolution dans votre dessin…

Elle a été progressive. Ces dix dernières années, avec tous les bouquins que j’ai faits chez Futuropolis, j’ai essayé d’éliminer des étapes du dessin qui m’ennuyaient et d’aller plus droit au but. Je crois que Suite française est un peu l’aboutissement de cette épure et de ce relâchement volontaire du dessin. Après avoir mis ce dessin-croquis au service d’un livre comme Suite française, je peux en tirer les bénéfices pour les appliquer à des dessins qui demandent à être un peu plus fouillés.

Raconter l’humain

Irène Némirovsky parle de « raconter l’humain », c’est un aspect qui vous a attiré?

Je me trouve une certaine affinité avec la façon dont Irène Némirovsky traite l’humain et son ironie parfois grinçante. Son regard sur l’hypocrisie notamment et sur la bourgeoisie me convient tout à fait tout comme une forme d’humour en demi-teinte que j’apprécie beaucoup.

C’est un album qui traite des différences sociales et qui montre leur fragilité en temps de guerre...

Des petites gens sont montrés avec beaucoup de tendresse mais il y a aussi des petites gens montrés sous un jour très noir : ils sont traités avec autant de rigueur que les grands bourgeois. Il n’y a pas de manichéisme, mais des nuances de gris dans toutes les classes sociales. Irène Némirovsky montre le noir, le blanc et le gris.

Qu’aimez-vous dans le fait de parler de personnages en crise ?

Il y a crise personnelle parce que les dangers intérieurs du personnage se révèlent, ce que j’aime montrer. J’ai découvert que j’avais envie de traiter ce genre de sujet en lisant Jim Thompson qui m’a aidé à assumer ma part de noir. Je comprenais très bien qu’en parlant avec la voix d’un autre, il était en train de parler de lui. Je me suis dit que je pouvais le faire aussi et… qu’avec de la chance ça pourrait m’aider à me comprendre moi-même et à comprendre les autres.

Vous êtes également musicien. Mis à part dans Hurlements en coulisses vous n’abordez pas souvent ce sujet…

Parler de musique sans pouvoir la faire entendre est LA grosse difficulté en bande dessinée. Dans le cadre d’un reportage sur la vie de tournée, il me paraissait légitime de montrer la vie de mes copains, mais raconter la vie d’un personnage musicien est très frustrant car on ne peut pas la faire entendre.



Vous prévoyez de faire un nouveau Nestor Burma ?

Il y a un moment où j’ai arrêté Nestor Burma car je ne me sentais plus en phase avec cet univers et je voulais consacrer plus de temps à mon travail personnel. J’ai décidé de m’y remettre dernièrement car j’ai constaté en dédicace que je me sentais à nouveau à l’aise avec cet univers. Sans doute le fait d’avoir fait Suite française et la façon dont je traite mon dessin ces derniers temps me permet d’être plus rapide, plus détendu. Ça m’amuserait d’en refaire un et j’ai choisi un épisode qui se passe au début de l’Occupation et a donc un lien très évident avec Suite française.

Quels sont vos projets ?

Ils sont multiples. J’ai un récit que j’avais élaboré pour un personnage existant mais je ne sais pas si je pourrai m’en servir tel quel. Si la possibilité ne vient pas, je le réadapterai pour en faire le préquel de l’Original qui vient de sortir en mars. L’Original raconte l’histoire d’un personnage qui vient de l’extrême droite et a participé à la guerre d’Algérie. Je sais qu’il y a matière si je veux retourner dans son passé pour raconter des choses sur son engagement politique.

J’ai aussi un autre récit en mouvement avec une bonne dizaine de personnages aux Etats-Unis… Je ne veux rien révéler car j’espère que ce sera une surprise à tout point de vue, narratif et graphique. Il y aura de la noirceur…

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