Après l’édition des bandes dessinées Disney pour la France, les éditions Glénat ont obtenu la permission de lancer une collection « Disney par… » : de nouvelles aventures de Mickey, Donald et leurs amis, avec la patte graphique d’auteurs reconnus. Keramidas et Lewis Trondheim ouvrent le bal en m’me temps que Cosey ; Tébo et Régis Loisel sont déjà annoncés…
Nicolas Keramidas, vous avez travaillé dix ans aux studios d’animation Disney à Montreuil. Vous connaissez donc l’univers Disney par coeur. Pourquoi faire appel à Lewis Trondheim pour ce projet ?
Nicolas Keramidas : Quand les équipes Glénat ont eu l’autorisation de lancer ce projet, il y a deux-trois ans, il était question que Régis Loisel fasse un album complet, et qu’un autre album, collectif celui-là, regroupe des histoires courtes par différents dessinateurs. J’ai proposé à Jacques Glénat de participer, avec l’idée de faire une histoire en six ou huit pages. Mais il m’a tout de suite réorienté vers un album entier. J’y ai vu une bonne occasion de retravailler avec Lewis ; j’avais adoré bosser avec lui sur Donjon, j’étais resté frustré que cela ne dure qu’un album.
Avec autant d’expérience chez Disney, vous était-il possible d’apporter quelque chose de personnel à cet univers ?
NK : Par rapport à Loisel, Cosey et Tébo, qui font chacun un album, je suis celui dont le dessin est le plus proche du dessin Disney. En tout cas pour les personnages. Je me distingue par les décors, les encrages, les effets de trames, et les effets spéciaux de vieillissement. Notre idée, c’est que le livre rassemble des pages du feuilleton Mickey's Craziest Adventures censées avoir été composées dans les années 1960, et retrouvées dans une vieille malle. Chaque numéro, donc chaque page du feuilleton, n’a pas vieilli de la même façon, et beaucoup de pages sont absentes, puisque la malle ne contenait pas une collection complète. C’est donc au lecteur d’imaginer ce qui peut se passer dans les pages absentes ! Je voulais une histoire très rythmée, très variée, très speed. Qu’on aille dans l’espace, puis dans un temple inca, puis sous l'eau⁄ je voulais aussi qu’on croise tous les personnages. Du coup, Lewis a trouvé cette astuce : si on saute des pages, on peut enlever toutes les scènes de transition et ne conserver que des moments-clés.
Avez-vous dû suivre une bible d’écriture Disney ?
Lewis Trondheim : Ils nous ont donné carte blanche, en nous disant : "vous connaissez les personnages, amusez-vous bien". On avait un peu peur que notre idée d’une histoire des années 60 retrouvée mais avec des pages manquantes et parfois déchirées ne leur convienne pas. En fait si. Les équipes Disney étaient très contentes de voir une histoire avec Mickey et Donald ensemble. Nous avons eu beaucoup de demandes de correction, mais pas tellement sur l’histoire ou les dessins, plutôt sur l’écriture. Le seul élément graphique qui aurait pu être censuré, nous avons pris les devants en le dissimulant par un bas de page déchiré : au lecteur de s’arrêter sur la case et de comprendre ce qui pouvait être dessiné là !
Quelques exemples de ces "demandes de correction" ?
LT : A un moment, Donald passe devant un frigo ouvert, et dans la première version, il disait "Miam ! Du poulet rôti !". Ça, c’est interdit chez Disney. On ne peut pas écrire poulet rôti, car c’est un animal mort. On ne pourrait pas non plus dire sushi, pour les mêmes raisons. Donc, ils conseillent de remplacer par "du flan" ou "de la tarte aux fraises". Par contre, si on voit Donald avec un pilon dans la bouche en train de manger, ce n’est pas grave !
NK : D’ailleurs on ne peut pas non plus écrire "Arrête de manger, tu vas finir obèse", car l’obésité est un handicap et il ne faut pas se moquer des handicapes⁄
LT : ... mais on peut écrire : "si tu continues a manger des sucreries, tu vas avoir plein de caries !"
NK : Mickey ne peut pas dire, en voyant une météorite s’approcher : "C'est horrible ! On va tous mourir écrasés !"
LT : ... il faut écrire "On va être aplatis comme des crêpes !"
Donc visiblement, une bible d’écriture existe bel et bien chez Disney. C’est curieux qu’ils ne vous l’aient pas communiquée !
LT : Le discours officiel c’est : "Vous savez ce que vous avez a faire". Ce qui ne peut pas être vrai pour tous les détails. Par exemple, on ne peut pas utiliser le mot "Bigre !". Je ne comprenais pas pourquoi, alors j’ai regardé l’étymologie de bigre dans le dictionnaire. Bigre vient de bougre, qui lui même vient de Bulgare, les Bulgares ayant il y a quelques siècles la réputation d’être des sodomites. Donc visiblement, quelqu’un chez Disney a fait proscrire l’interjection "bigre !" (qui dans le langage courant marque juste l’étonnement) pour des raisons étymologiques.
NK : Ce qui est pénible, c’est que Disney attende que l’album soit fini avant d’amener la censure. Il n’y a pas de bible d’écriture formalisée, mais nos pages nous ont été renvoyées avec des annotations.
Savez-vous si les autres dessinateurs ont également dû faire des corrections ?
LT : Disney a demandé à Cosey de retirer son cigare à un des personnages, car on ne fume pas chez Disney. Du coup, le personnage a gardé la même pose, mais sans le cigare dans la main. Tébo est plus embêté. Dans son histoire, Pat Hibulaire portait des armes ; ce qui est totalement proscrit chez Disney de nos jours. Il va devoir redessiner certaines pages et trouver d’autres solutions. Pour Loisel, je me demande comment ça va se passer ! Loisel n’a pas l’habitude qu’on lui demande de changer des détails une fois qu’il a terminé un album. D’autant plus qu’il est parti sur une histoire assez politique : on est en 1929, avec la crise, la misère, les files d’attentes de chômeurs qui espèrent un emploi⁄ Difficile de savoir comment Disney va recevoir ce projet ! C’est quelque chose que je n’ai pas osé. Le propos de notre album, c’est de s’amuser, de rester dans la légèreté avec beaucoup d'aventures⁄ Mickey a une intrigue à résoudre, il la résout et tout le monde est content à la fin !
Interview publiée dans le ZOO du Salon du Livre de Paris 2016
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