ZOO

Stan Manoukian illustre Frankenstein : une redécouverte du classique de Mary Shelley

Au festival bd BOUM 2025 à Blois, l’illustrateur Stan Manoukian revient sur son travail autour de Frankenstein de Mary Shelley, qu’il signe dans une édition illustrée chez Gallimard, au sein de la collection du Papillon Noir. Il raconte sa lecture intime du roman, ses influences gothiques et horrifiques, ainsi que ses choix de mise en illustration, incluant un carnet de recherches inédit, celui de Victor Frankenstein.

Stan Manoukian à la galerie Daniel Maghen pour l'exposition

Stan Manoukian à la galerie Daniel Maghen pour l'exposition "Monstrologie"
© c.vilain

Couverture de Frankenstein, l'édition illustrée par Stan Manoukian chez Gallimard

Couverture de Frankenstein, l'édition illustrée par Stan Manoukian chez Gallimard

Par rapport au roman original, quelle lecture tu en as aujourd’hui ? Beaucoup parlent désormais d’une lecture féministe de Frankenstein. Qu’en penses-tu, et comment as-tu envisagé cette dimension dans ton travail ?

Stan Manoukian : Je ne l’ai pas directement incorporée dans mes illustrations, mais ça a été très présent pendant tout le processus. Avant même de relire le roman, je me suis renseigné sur la vie de Mary Shelley. Elle écrit Frankenstein à 18 ans, après avoir perdu un enfant au bout de onze jours. Quand on lit le texte en connaissant ce contexte, tout change : on sent l’envie de redonner vie à un être perdu, cette projection très intime. Les premières scènes vécues par la créature - le flou, la lumière, les sensations - ressemblent énormément à la naissance d’un bébé. On a vraiment l’impression qu’elle se met dans la peau d’une mère qui décrit une venue au monde.

Le roman commence par des lettres, puis le récit de Victor Frankenstein, puis celui du monstre lui-même. La manière dont celui-ci décrit ses premiers instants est extrêmement troublante quand on sait ce que Shelley vivait. C’est une lecture différente, presque bouleversante. Et c’est vrai que beaucoup, aujourd’hui, y voient une dimension féministe : quand on connaît le contexte, ça devient assez évident.

Mary Shelley a d’ailleurs publié le livre anonymement, parce que les femmes autrices étaient très mal vues à l’époque. La version que j’ai illustrée est celle de 1831, revue et signée par elle.

Extrait d'illustrations du roman de Mary Shelley, par Stan Manoukian

Extrait d'illustrations du roman de Mary Shelley, par Stan Manoukian
© Gallimard, 2025

En relisant le roman, on voit que beaucoup de gens en ont une idée un peu déformée…

S. M. : Oui. La plupart des gens que je rencontre connaissent Frankenstein… sans avoir lu le livre. Ils connaissent le film de 1931. Ils pensent que la créature s’appelle Frankenstein – alors que Frankenstein, c’est son créateur. Le monstre n’a pas de nom : il n’est pas reconnu, pas accepté, pas nommé.

Dans le roman, il n’est pas lent ni stupide. Il est intelligent, éloquent, presque surhumain. Plus humain, même, que son créateur, qui sombre dans la folie. Et quand on lit ça, on se rend compte à quel point le cinéma a complètement déformé le mythe. Le cliché de la tête carrée, des boulons dans le cou… ça n’existe pas dans le livre.

Je trouve que c’est pour ça qu’une adaptation fidèle serait précieuse. Pour l’instant, aucune n’arrive vraiment à transmettre la psychologie, le drame gothique et tout l’aspect émotionnel du texte.

La créature de Victor Frankenstein, par Stan Manoukian

La créature de Victor Frankenstein, par Stan Manoukian
© Gallimard, 2025

Tu trouves que le cinéma a trop simplifié l’œuvre ?

S. M. : Totalement. Les films des années 30 ont transformé Frankenstein en histoire d’horreur linéaire : un monstre méchant qu’on poursuit avec des fourches. Alors que le roman est d’une richesse dingue, avec des pensées intérieures très fortes, un romantisme noir, un drame familial, un questionnement sur la création et la responsabilité.

D’autres adaptations ont pris encore plus de libertés, notamment celle de Kenneth Branagh dans les années 90. Il modifie complètement certains passages, jusqu’à transformer la logique même du roman. Ce n’est pas forcément grave en soi - une adaptation est une réinterprétation - mais quand aucune version fidèle n’existe, on perd quelque chose.

Visuellement, comment as-tu abordé la créature, avec toutes les représentations qui existent ?

S. M. : J’ai choisi de repartir du roman, uniquement du roman. Mary Shelley décrit une créature de 2m60, construite à partir de morceaux de grands corps pour des raisons pratiques : c’est plus facile à assembler chirurgicalement. Elle dit aussi qu’elle a les cheveux noirs et longs. Rien à voir avec les représentations classiques.

Il y a même des allusions au fait que Victor utilise aussi des morceaux d’animaux, récupérés dans les abattoirs. Ça donne à la créature une dimension hybride, presque animale. C’est pour ça que je lui ai ajouté des poils, une anatomie un peu mélangée. Je voulais qu’il domine physiquement Victor, comme dans le texte. Et qu’on retrouve cette puissance brute que Shelley décrit.

Pour me détacher des films, je n’ai pas voulu du tout de tête carrée ou d’allure lente. Je voulais revenir au monstre de Shelley : un être tragique, surhumain, effrayant mais profondément sensible.

Une représentation de la créature revisitée par Stan, exclusivement sur la base de la description qu'en fait Mary Shelley

Une représentation de la créature revisitée par Stan, exclusivement sur la base de la description qu'en fait Mary Shelley
© Gallimard, 2025

Tu es allé puiser dans d’autres œuvres en dehors du roman ?

S. M. : Oui, mais ce sont des références très intégrées, venues de toute ma vie : Dracula, Lovecraft, les grands romans gothiques, les récits d’horreur qui m’ont marqué enfant. Et en BD, des auteurs comme Bernie Wrightson ou Richard Corben : leurs visions de l’horreur sont incroyables.

Ce sont des sources qui m’ont façonné. Je n’ai même plus besoin de les regarder pour m’en inspirer : elles sont déjà là, dans ma main quand je dessine.

Comment as-tu choisi les scènes que tu voulais illustrer ?

S. M. : J’ai fait deux lectures : une première, simple. Puis une seconde, chapitre par chapitre, avec un résumé et des idées de scènes. Je me suis retrouvé avec trois à quatre scènes par chapitre… beaucoup trop. J’ai dû réduire.

La création du monstre, par exemple, est incontournable au cinéma. Mais dans le roman, elle tient en quelques lignes ! Mary Shelley ne décrit pas grand-chose : une nuit d’orage, des éléments de chimie et d’électricité inspirés de Volta ou Galvani… et c’est tout. Le monstre prend vie, point.

J’ai voulu respecter cette sobriété, sans refaire une scène hollywoodienne. À côté, il y avait les scènes gothiques : les morts, la solitude, le voyage, la relation avec Elisabeth… Il fallait choisir ce qui portait le mieux le texte.

Le laboratoire de Victor Frankenstein, par Stan

Le laboratoire de Victor Frankenstein, par Stan
© Gallimard, 2025

Le carnet de notes de Victor, évoqué dans le roman, m’a fasciné. Dans l’histoire, la créature vole un manteau dans le laboratoire, et plus tard découvre qu’il y a des pages de carnet dans une poche. Peu d’adaptations ont illustré ça. J’ai décidé d’en faire un vrai mini-journal scientifique : expériences sur des animaux, chimères, essais électriques… comme un travail de laboratoire qui dérape. C’était parfait pour les doubles pages couleur de la collection. Ça ajoute une dimension documentaire au récit.

Extrait du carnet de Victor Frankenstein : croquis et dessins de créatures

Extrait du carnet de Victor Frankenstein : croquis et dessins
© Gallimard, 2025

Extrait du carnet de Victor Frankenstein : croquis et dessins

Extrait du carnet de Victor Frankenstein : croquis et dessins
© Gallimard, 2025

Qu’est-ce qui t’a motivé à faire ce livre ?

S. M. : Quand Gallimard m’a proposé Frankenstein, j’ai dit oui immédiatement… puis j’ai paniqué. C’est un texte mythique. C’est un roman que j’ai lu vers 15 ans et que je respecte énormément. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de trahir Mary Shelley.

Mais je me suis dit : c’est une chance unique. Et j’ai décidé de m’en détacher, d’en faire vraiment ma version, en restant fidèle à l’esprit. Aujourd’hui je ne regrette pas du tout : c’était le bon choix.

Quelles ont été les principales difficultés ?

S. M. : Le temps. J’ai un style très détaillé. Chaque image demande un cadrage précis, une lumière précise, et je voulais garder cette qualité sur tout le livre. Je cherche un rendu expressionniste, avec des zones d’ombre très marquées, des perspectives gothiques, des ruines envahies de nature… Ça demande beaucoup de travail.

Et évidemment, comme tout auteur, je ne vois que les défauts : le visage qui pourrait être meilleur, le cadrage que j’aurais pu pousser plus loin, l’illustration qu’on aurait aimé ajouter. Mais à un moment, il faut finir. Je ne rouvre jamais le livre après publication : je préfère me concentrer sur le prochain. Je travaille déjà sur le livre suivant. C’est encore un texte classique, très connu, de la fin du XIXe siècle. Il sortira en novembre 2027. Je n’en dis pas plus pour l’instant… mais c’est dans la continuité de ce que j’aime faire.

Propos recueillis par Imane Saifi.


BD

Monstres

Illustrations

Frankenstein

gothique

Haut de page

Commentez

1200 caractères restants