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Dragon-saucisse et Cumulus minus : dans l’imaginaire de Catherine Romat et Jean-Philippe Peyraud

Le 14 janvier, le tome 5 de Linette, Cumulus Minus, est sorti en librairie. Dans cet album, la petite héroïne va dompter un facétieux petit nuage et, même, en goûter les boucles cotonneuses. Tout cela dans un tonitruant silence ! Zoo a rencontré Catherine Romat et Jean-Philippe Peyraud, à la découverte de la BD muette !


Comment en êtes-vous venus, l’un comme l’autre, au scénario et à l’illustration de BD ?


Catherine Romat : Moi je viens de l’édition jeunesse. J’ai commencé en tant qu’autrice pour la presse et l’édition : avec les Tobogan, les J’aime Lire. En parallèle, j’étais un peu rédactrice dans la com’. J’ai même écrit des chroniques de livres pour Amazon à ses tout débuts ! J’ai fait un peu de tout… Je suis allée vers l’animation petit à petit, avec Bayard et la série Sam-sam. Je ne me souviens plus comment ça s’est passé avec la BD…

J’avais eu une petite expérience déjà en BD. Et puis, après, on s’est dit avec Jean-Philippe – qui est mon compagnon dans la vie – que, au bout de 20 ans on pourrait peut-être essayer de travailler ensemble ! On a débuté Mon Ipote et moi. Et puis, on est partis sur Linette. Là, aux éditions de la Gouttière, on est très bien publiés ! Une équipe super !


Linette Tome 5 – Cumulus minus

LinetteTome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022


Jean-Philippe Peyraud : Je suis auteur de BD depuis déjà un petit moment : j’ai travaillé pour des éditeurs aussi différents que Futuropolis, Glénat, Casterman et Delcourt. Une sorte de mercenaire de la bande dessinée !  Au tout début j’ai même cofondé une petite maison d’édition avec Christopher, Philippe de la Fuente et Massonnet : la Comédie illustrée.

La bande dessinée pour moi c’est s’amuser avec le médium. Je connais des gens de La Gouttière depuis très longtemps avec l’association On a marché sur la bulle et quand ils se sont lancés dans la bande dessinée muette, j’ai proposé à Catherine de ressortir le projet. Ça m’intéressait de bosser sur le muet parce que c’est un exercice hyper difficile.


Comment se déroule votre collaboration ? Jean-Philippe Peyraud influe sur le scénario et Catherine Romat sur le dessin ?


C.M : On collabore bien ! On avait un peu d’appréhension ! Et puis il y a un côté pratique, on habite dans la même maison, donc on peut se faire lire des choses facilement. Là j’écris un sixième tome. Et tu n’en connais rien.

J-P.P : Non je ne sais rien !

C.M : Je compte sur l’effet de surprise. Mais je ne sais pas si c’est bon. Je travaille toute seule sur l’idée. C’est une écriture un peu spéciale pour le muet. J’ai dû roder mon écriture parce que je ne dessine pas du tout. Maintenant je pense beaucoup en dessin : est-ce qu’il va pouvoir dessiner ça ? Des fois je trouve des péripéties et je me dis « non, ce n’est pas dessinable ».

J’écris par page et par case. Mon pré-découpage permet aussi de voir si l’histoire rentre dans 32 pages. Il y a un début, une fin, toutes les péripéties, il faut que ça soit carré pour qu’il comprenne bien. Et là, je lui fais lire. Alors je lui dépose timidement. Et, après, je le revois dans la maison, il ne me dit rien. Je me dis « mais il ne l’a pas lu !? »

J-P.P : Je rumine beaucoup ! Mais je le fais aussi sur mes propres scénarios. Il faut s’imprégner de l’histoire. Et puis c’est un gros travail de mise en scène ! Avec la bande dessinée classique, on peut s’appuyer sur les dialogues pour faire avancer la narration. Surtout moi, je mettais beaucoup de dialogue pour pallier les défaillances du dessin. Et là on ne peut pas, on n’a pas le droit.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022


Quand elle me dit qu’il y a des choses qui ne sont peut-être pas dessinables : tout est dessinable. Mais pour elle ce qui se ferait en une scène dans un dessin animé, pour moi, je dois penser la page, les cases. Donc je rumine pas mal tout ça. Et je ne suis pas un monstre domestique !

C.M : Il est un peu lent à l’enthousiasme quand même ! Au-delà du découpage, on discute beaucoup. Quand j’écris, quelques fois, il y a des petits points d’achoppement, on sent que quelque chose n’est pas parfait, que l’histoire ne coule pas.

J-P.P : C’est ce qui est intéressant dans la fabrication d’un livre : trouver les points morts, les endroits qui coincent…

C.M : Et les solutions. Parce qu’il faut que ça soit parfait ! Il y a mille lectures d’un livre muet mais il ne faut pas que le lecteur puisse sortir de notre histoire. Il ne faut pas qu’il y ait d’interprétation possible. C’est un long plan séquence, il faut que ça aille vite, la petite héroïne doit toujours être dans les cases. Il n’y a pas d’ellipse.

J-P.P : Si elle disparait, c’est qu’elle se cache. Le petit lecteur sait où elle est. C’est tout un tas d’astuces de mise en scène à mettre en place qui sont vraiment passionnantes !


De qui vous êtes-vous inspirés pour le personnage de Linette ?


J-P.P : Elle est très fortement inspirée de Catherine quand elle était petite parce qu’elle adorait être dans le jardin. Tout le monde s’inspire de ce qu’il est, que ça soit pour dessiner un barbare avec une épée ou une petite fille.

C.M : J’ai eu une enfance dans de grands grands jardins. On était une famille nombreuse, mes parents travaillaient et n’avaient pas beaucoup de temps pour s’occuper de nous, alors on était dans notre jardin. Et j’avais la réputation, quand quelqu’un arrivait, d’être au fond du jardin : on voyait une tête en train de manger des fraises et c’était moi.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022


Et puis il y a aussi ce petit garçon, tu sais, Adrien…

J-P.P : Oui, curieusement c’est un petit garçon qui a inspiré le physique de cette petite fille. Il avait 18 mois, il est venu chez nous et il avait cette espèce de casque blond, avec une petite frange. Je trouvais que c’était un parfait petit modèle de personnage.

C.M : Il y avait eu Anuki, alors on s’est dit qu’il fallait que ça soit une petite fille. Et puis j’avais envie que ça soit une petite fille !

J-P.P :  C’était évident : une petite fille dans son jardin…

C.M : Pieds nus avec son petit arrosoir.

J-P.P : Tout est venu assez rapidement, le look, le jardin. On s’est basés sur nos souvenirs, moi aussi j’ai grandi en province dans un jardin. Ça fait un terrain de jeux propice à toutes les inventions.


Il y a toujours une part de fantastique, de rêve dans Linette : est-ce que tous ces personnages (le dragon saucisse, le cumulus minus) sont réels ? Ou existent-ils seulement dans l’imagination de la fillette ?


J-P.P : Elle ne rêve pas cette petite, elle joue.

C.M : Mon idée c’est de capter ce moment où un enfant joue tout seul, loin du regard des adultes. Ce moment très précieux, très intense.

J-P.P : Ils sont à fond, ils sont vraiment très très loin. Ils deviennent de vrais chevaliers !

C.M : Pour Linette, est-ce que ces aventures lui arrivent vraiment ? Peut-être, peut-être que non. Mais on ne sait pas. Toute la série sera comme ça. On aime bien les séries comme Earl et Mooch ou Calvin et Hobbes : un chat et un chien, ou un petit garçon de 6 ans avec son tigre. Un postulat simple. Là c’est une petite fille dans son jardin. Il y a des repères rassurants autour : il y a les parents, la maison, Melchior (le petit voisin). Il ne peut rien lui arriver. Elle est dans une sorte de petit Eden.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022


J-P.P : On a fait un tapis narratif pour les éditions La Gouttière, un tapis de lecture pour les écoles. Il a fallu que je conçoive le jardin. Mais pour moi le jardin n’avait pas de limite. Quand on voit courir Linette, on a l’impression qu’il est gigantesque, je m’amuse à faire des perspectives, des creux et des bosses. Alors qu’il doit être tout petit. C’est le regard d’enfant dessus qui en fait un territoire vaste.

C.M : On pourrait y faire un désert. On y fait ce qu’on veut. J’aime bien travailler dans un cadre très stricte, trouver notre liberté dans la contrainte.


Les tomes et les intrigues se déroulent toujours dans ce jardin. Mais Linette en sortira t ’elle ?


J-P.P : Des fois, elle va chez les voisins, des fois elle vole… Mais est-ce qu’elle sortira vraiment de ce périmètre ? Y a l’idée que c’est une petite fille, que ses parents lui laissent une certaine liberté parce qu’elle est en sécurité. Ils savent qu’il ne peut pas lui arriver grand-chose. Si elle devait sortir, ça irait peut-être trop loin.

C.M : C’est la petite fille du jardin. Elle aura toujours 4 ans et elle sera toujours dans son jardin. Elle n’en sortira jamais mais son univers s’étoffe petit à petit. On va faire une expo sur Linette en juin. On se rend compte qu’avec 5 tomes, son univers prend forme. Il y a plusieurs personnages, certains vont peut-être revenir (le dragon-saucisse ?).  


Kamishibaï Pinpin pue pas

Kamishibaï Pinpin pue pas
© Editions de la Gouttière, 2022


On bosse tellement bien avec La Gouttière… On a aussi fait pendant le confinement un kamishibai. C’était encore un autre exercice parce qu’il fallait faire une histoire de Linette qui se lit. Ça s’appelle « Pinpin pue pas » et c’est l’histoire d’un doudou qui pue. Va-t-il aller à la machine à laver ? Comment le sauver ?


D’où vous viennent les idées de toutes ces créatures némésis de Linette le temps d’un album : le dragon-saucisse, le cumulus minus ?


C.M : Je sais pas comment ça vient. Linette n’a pas un imaginaire de petite fille classique : avec des licornes, des princesses. Je me suis rendue compte qu’elle avait un imaginaire très terre à terre. Elle va prendre un petit chien, un nuage qui la gêne alors qu’elle veut se baigner dans sa petite piscine…

J-P.P : Ça vient de l’imaginaire des enfants qui ramassent un bout de bois et ils en font une épée. Les enfants jouent avec rien.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022


C.M : A la fin, elle finit toujours par apprivoiser ces créatures. Ce sont des histoires boucle. Les enfants peuvent être interrompus, arrachés à leur jeu, mais le jeu n’est jamais fini. Ils se disent dans leur tête, « là, je vais prendre mon bain, mais demain… », et ils y reviennent.

J-P.P : J’aime bien les fins ouvertes : il y a une dernière case qui est toujours là pour relancer l’histoire. Une porte ouverte pour que les enfants s’imaginent ce qui se passe par la suite. Le lecteur ne referme pas juste le livre, il continue après. On a fait des interventions près de Périgueux, à Bassillac, on a rencontré des classes assez grandes et quand on les lance là-dessus, les enfants sont partis : « elle pourrait rencontrer le Minotaure ! ».

C.M : C’est un public super. On a aussi de petites critiques : « Ton titre il est bizarre ! ».  Je leur explique que coller deux mots qui n’ont a priori rien à voir entre eux, c’est déjà faire commencer l’histoire. Quand on lit « dragon-saucisse », avec les supers couvertures de Jean-Philippe, on a tout de suite envie de lire. Il y a un mystère.

J-P.P : On a fait un travail sur les couvertures avec La Gouttière. J’aime bien les couvertures de Lucky Luke qui ne sont jamais tirées de l’album. Par exemple Dalton city avec un gros gâteau que l’on ne voit jamais. J’adore ce côté intriguant.

C.M : On appelle ça une BD muette mais je dirais plutôt une BD sans dialogue et sans indication. Même mieux, c’est une BD bavarde ! Parce qu’il y a le titre qui provoque des questions et parce que personne ne lit l’histoire de la même façon.

Je dis aux enfants : ton Papa va te lire l’histoire, ces yeux vont voir les images mais son cerveau va mettre des mots dessus. Donc le Papa va la lire d'une façon. Après l’enfant va la relire dans sa tête mais en mettant aussi des mots, puis il va peut-être la lire à sa petite sœur encore différemment. Ce sont des usines à mots ces histoires.


Le dessin est essentiel dans ces « BD bavardes ». Il est très expressif mais aussi très minimaliste…


J-P.P : J’ai cet ADN de dessin un peu clair, minimaliste en moi. Je le mets au service de cette narration. Il faut être super clair, d’une grande fluidité. Et en même temps je développe quelque chose d’expressif et dynamique puisqu’elle court tout le temps ! C’est assez kiffant ! C’est super poilant de dessiner ces petits personnages toujours en action et en interaction. Quand je dois dessiner le nuage de Cumulus Minus il faut qu’il soit assez minimaliste mais aussi élastique et vivant.

C.M : Et sans lui mettre des yeux ! C’est fort !

J-P.P : Tout le plaisir de la bande dessinée est là-dedans : raconter l’histoire avec quelques traits.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022

C.M : Jean-Philippe arrive à faire quelque chose d’incroyablement vivant avec peu. C’est en adéquation avec notre histoire : son dessin va à l’essentiel. Ce que j’adore, là où tu es très très fort, c’est pour certaines postures, juste comment elle est accroupie…


Est-ce que vous avez envie de faire de la BD parlante ensemble ?


J-P.P : On en avait entamé une qui s’appelait Mon Ipote et moi.

C.M : L’histoire d’un petit garçon qui se fâche avec son copain et qui commande un nouveau meilleur copain sur internet. Et il se retrouve avec une fille robot.

J-P.P : Ce qui nous intéressait c’était de mettre un petit garçon face à une fille. On s’était bien amusés là-dessus. On peut peut-être y revenir…

C.M : J’avais fait une BD avant muette avec Jacques Azam qui vient de l’illustration jeunesse. On avait fait La pizza qui rétrécit. Puis la collection s’est arrêtée. Après, il a fallu que je m’attaque à des dialogues. Et là je me suis rendue compte que j’étais un peu trop bavarde. Mais je me soigne. Des fois tu me le disais aussi, il y avait des gros pavés de texte.

J-P.P : C’est le défaut que j’ai développé aussi à mes tous débuts. On veut tellement bien se faire comprendre qu’on a tendance à trop en mettre. Il faut faire confiance au dessin. Le principal travail des jeunes auteurs c’est d’aller à l’os.


Linette Tome 5 – Cumulus minus

Linette Tome 5 – Cumulus minus
© Editions de la Gouttière, 2022

C.M : J’écoutais Jacques Audiard à la radio qui disait qu’il n’écrivait pas ses dialogues parce qu’il est très mauvais dialoguiste. Pour lui, un bon dialogue c’est un dialogue qui s’efface. Il est là, il fait avancer l’histoire mais il s’efface.

J-P.P : Pour les gens qui viennent de l’écriture, où le style est important, ils ont envie de faire parler les mots. Alors que dans le travail de scénariste, ce qui est important c’est de se cacher, d’effacer son style pour être au service de l’histoire.

C.M : Pour moi qui viens de la littérature ce n’est pas facile : ce qu’on écrit ne se voit pas, dans le muet encore plus.

J-P.P : J’ai découvert une autre façon de raconter les histoires avec le muet. Cela influe aussi sur mes autres projets : j’ai réussi à ne pas mettre de dialogue dans cette scène de Linette, est-ce qu’ici aussi je le peux ?

C.M : Pour les dessinateurs, dans une carrière, c’est bien de pouvoir faire des choses différentes.

J-P.P : Les générations de dessinateur qui arrivent ne sont plus des Peyo, qui dessinent toute leur vie les mêmes personnages. Il y a de moins en moins de séries au long cours. Maintenant, les auteurs ont envie de faire du BD-reportage, de jouer avec le médium, de faire un peu de tout, de la jeunesse.


Des projets futurs ?


C.M : Le tome 5, Cumulus Minus est fini. Je travaille sur le tome 6.

J-P.P : Ce qui est intéressant avec Linette, c’est que c’est 32 pages. Avec les romans graphiques, parfois je m’épuise, je n’en vois pas le bout. Là, 32 pages, je finis le bouquin que je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

C.M : Peut-être qu’on devrait en faire deux par an alors ? Ça serait pas mal ! (Rires)



Tapis narratif sur le Dragon-saucisse (Linette Tome 2)

Tapis narratif sur le Dragon-saucisse (Linette Tome 2)
© Editions de la Gouttière, 2022

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