Qui a cassé Enigma, la nouvelle bande dessinée des éditions Nouveau monde sort en librairie le 06 avril 2022. Elle a été publiée en association avec les services secrets français : une première ! Yannick Dehée, directeur de Nouveau monde éditions et Fabien Tillon, scénariste de Qui a cassé Enigma nous racontent l’histoire de cette collaboration unique.
Si plusieurs œuvres ont déjà fait découvrir au grand public le nom d’Enigma et d’Alan Turing, Qui a cassé Enigma propose un regard tout nouveau sur l’exploit des services d’espionnage européens pendant la Seconde Guerre mondiale. Fabien Tillon et Lelio Bonaccorso réussissent le tour de force de synthétiser une histoire qui court de 1932 à 1943 et qui prend place en Pologne, en France et au Royaume-Uni… L’histoire du génial déchiffrage d’une machine de codage désormais mythique : Enigma.
B’DGSE
Notre histoire commence dans un café à Angoulême alors que Yannick Dehée nous raconte le périple de Qui a cassé Enigma. « Pour la petite histoire, tout le monde pense que l’affaire Enigma c’est le génial Alan Turing et le centre de Bletchley Park. Enfin tous ceux qui ont vu le film Imitation Game. Alan Turing était génial, c’est vrai. Mais son neveu, Dermot Turing, historien et membre du board du GCHQ, le centre d’écoute britannique, a fait une biographie de son oncle et a découvert qu’Alan Turing avait fait les derniers kilomètres d’une histoire qui commençait dès 1932... »
Qui a cassé enigma ? comment a été cassé le code secret des nazis
© Nouveau monde, éditions 2022
En 1932, la DGSE, la Direction générale de la Sécurité extérieure française, n’existe pas encore. Cependant, après la guerre, l’histoire d’Enigma disparait dans le secret des archives militaires. L’histoire et ses multiples ramifications est oubliée. Jusqu’à ce que… « En 2016, la DGSE déclassifie ses archives liées à l’affaire Enigma. C’est un gros effort pour eux. Ils ont toujours l’impression qu’en déclassifiant cela va poser problème, qu’on va découvrir une source toujours vivante, un mode opératoire critiquable... »
Le sceau du secret défense levé, Dermot Turing commence ses recherches. Il compile les archives françaises, britanniques, se rend en Pologne auprès des familles des mathématiciens polonais qui ont travaillé au décryptage d’Enigma. Et, en 2019, Enigma, ou comment les Alliés ont réussi à casser le code nazi parait : un imposant livre de 400 pages.
« Le Nouveau monde publie la version française du livre et une conférence a lieu à la DGSE, dans un amphi rempli d’étudiants. Des jeunes avec des jeans troués, des cheveux bleus… Les futurs agents de la DGSE. Ça surprend ! ».
Après la présentation de l’ouvrage, « Bernard Emié, le directeur de la DGSE dit : c’est dommage que ce ne soit pas une BD. Les étudiants se l’approprieraient plus facilement. Je lui réponds : si on le fait, alors vous nous soutenez, hein ? ». L’aventure commence.
« Je donne ce livre de 400 pages, à la limite de l’inadaptable, à Fabien Tillon. Comment arriver à synthétiser une histoire pareille en 100 planches ? »
« A l’époque Fabien écrivait la biographie de son grand-père, Charles Tillon, le fondateur des FTP. Il a lu énormément sur la Seconde Guerre mondiale. Il ne faut pas juste lire un livre et l’adapter, il faut se documenter. Il est revenu au bout d’un an et demi, avec un scénario qui tenait bien la route ».
Qui a cassé enigma ? comment a été cassé le code secret des nazis
© Nouveau monde, éditions 2022
« J’ai présenté le scénario à la DGSE pour une vérification purement historique. C’est la première fois qu’ils labellisent une production culturelle. Ils n’ont pas mis leur logo sur le Bureau des légendes, ce n’est pas une production officielle mais une pure fiction. Ce qui n’est pas le cas avec Qui a cassé Enigma. »
L’énigme Enigma
Fabien Tillon, scénariste, sourit. « C’était un défi d’adapter le bouquin de Dermot Turing. C’est un bouquin qui n’est pas très narratif, ce n’est pas écrit romanesque mais historien. Quand j’ai lu le livre une première fois, j’ai été un peu effrayé : comment faire ? Assez rapidement, je me suis dit « il y a trois parties, les Français, les Polonais et les Anglais ». Je me suis retrouvé confronté à deux autres problèmes principaux : comment articuler toute cette masse d’informations pour avoir quelque chose de clair et dynamique et surtout comment incarner les personnages. Je n’avais pas de personnages vivants, que des personnages historiques que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam. Il fallait les rendre plus humains. »
Dans Qui a cassé Enigma, il n’y a pas un seul héros mais bien plusieurs destinées entrecroisées, gravitant autour de la machine nazie. « Le héros c’est presque cette machine. Elle a quelque chose de sorcier. Mais, pour moi, le vrai héros c’est Marian Rejewski, le mathématicien polonais qui a cassé le code en premier et qui a disparu dans le flot de l’Histoire ».
Marian Rejewski
© Robert Klinger
Les jeunes mathématiciens polonais sont des héros en Pologne mais restent très largement méconnus par chez nous.
« Les archives ont été ouvertes qu’en 2016 en France. Chez les Britons, ça avait été le cas dès les années 1970. Mais ils ont levé le coin du voile qui leur plaisait, le plus héroïque, celui de Bletchley Park. Tout l’espace mythologique et de connaissance sur Enigma a été pris par la partie anglaise. C’est tout à l’honneur de Dermot Turing d’avoir eu le courage d’aller à l’encontre de cette mythologie qui portait son oncle aux nues. Il est le premier à avoir fait une synthèse complète et à avoir trouvé des documents inédits. »
La réussite de l’affaire Enigma réside dans la collaboration entre les services français, polonais et anglais. Qui a cassé Enigma se construit sur l’opposition « intelligence collective », « coopération européenne » et « machine fasciste », « autoritarisme ».
« C’était aussi une manière de parler de notre époque. Je trouve paradoxal qu’on soit dans une période de telle intelligence collective grâce au numérique mais qu’en réalité on soit dans une période de régression politique assez hallucinante… »
Qui a cassé enigma ? comment a été cassé le code secret des nazis
© Nouveau monde, éditions 2022
« Le fascisme et le nazisme étaient des mouvements politiques profondément réactionnaires, dans le sens « en réaction » à la modernité, à la fin des nationalismes, à la volonté de créer plus de transnationalisme. Je voulais opposer l’intelligence collective, de ces gens qui pré-inventent l’ordinateur, à la régression autoritaire et hiératique. Cette opposition permet de faire un lien entre les années 30-40 et maintenant. Il y a beaucoup de passerelles avec notre monde actuel. »
Une BD historique très contemporaine ? « Oui, je trouve que les scénarios tirés d’anecdotes historiques insolites sont plus pertinents que certains sujets d’actualité. C’est facile de faire de l’actualité, ça se vend bien. Et puis il y a une forme d’hypocrisie à le faire, comme pour se donner bonne conscience : je me suis positionné sur tel sujet, j’ai fait ma part. La BD se laisse un peu aller en ce moment à ce sujet. Faire du reportage c’est facile, mais il n’y a aucune valeur ajoutée narrative. Il y a aussi souvent des dérives morales avec la BD documentaire : politiquement on ne sait pas où cela se place. Il y a un manque d’engagement précis et même un rapport au pouvoir ambigu… Je ne cite personne mais je pense qu’il faut rester moral dans ses créations artistiques, savoir se positionner, être sincère. »
Lorsqu’on demande à Fabien Tillon quels personnages il a préféré écrire, il répond sans hésiter : « Le duo Bertrand et Lemoine, les Tonton-Flingueurs ! Mais aussi Schmidt, l’indic allemand. J’ai forcé le trait, je l’ai rendu davantage épicurien, intéressé par l’argent et la bonne chair. Mais je voulais expliquer pourquoi il décidait de trahir son pays, l’Allemagne pré-régime nazi. Ce n’était pas un héros, c’était un homme déçu. Il s’était rendu à l’ambassade de France à Berlin en disant « je veux vendre des documents à la France » avec une grande naïveté. On a eu de la chance qu’il ne soit pas découvert par l’Allemagne, que le personnel de l’ambassade française ne l’ait pas chassé. Une histoire pas très glamour mais qui a permis, bien plus tard, de mettre fin à la guerre et de s’élever en rempart au nazisme. »
Qui a cassé enigma ? comment a été cassé le code secret des nazis
© Nouveau monde, éditions 2022
Et, comme la grande Histoire est faite de petites histoires, nous ne pouvons nous empêcher de vous partager cette dernière anecdote : « La métaphore du labyrinthe a été une structure importante pour le scénario : le jeu d’échec, le clavier, mais aussi les mots-croisés. On fait toujours appel à des cruciverbistes, les spécialistes de mots-croisés, pour la cryptanalyse. Parce qu’ils sont très bons pour le chiffrage, pour des liens entre des valeurs, pour comprendre des énigmes. ».
Conclusion, ne sous-estimons pas nos mamies cruciverbistes !
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