Si la Bretagne est une terre de vacances estivales, c’est également le lieu d’implantation de maisons d’édition BD. Rencontre avec l’éditeur François Rissel de Locus Solus.

François Rissel, éditeur de bande dessinée chez Locus Solus, maison d’édition basée en Bretagne© Locus Solus
Bonjour François, quels parcours avez-vous suivi pour devenir éditeur BD ?
François Rissel : Je suis né et j’ai grandi en Bretagne où j'ai passé une première partie de mes études, notamment une classe préparatoire aux grandes écoles de commerce. Je voulais être éditeur depuis très longtemps et j'avais regardé certains profils d'éditeurs que j'aimais bien. Je me suis rendu compte que parfois ils avaient fait une école de commerce.
À Nancy, une école proposait un master en management des industries culturelles. J'y suis allé. Nancy est une ville fondamentalement tournée vers le livre avec le grand festival littéraire annuel Le Livre sur la Place et on trouve également une des plus anciennes librairie spécialisée BD, la Parenthèse. Cette période en école m’a donné énormément de temps pour lire.
À l'issue de ce premier cycle d'études, j’ai compris que ça allait être un peu compliqué d'accéder à la fonction éditoriale tout de suite. J'avais fait des stages, notamment un stage long chez Hachette, un stage d’un mois chez Locus Solus, et un stage en journalisme chez ActuaBD (6 mois), en tant que secrétaire de rédaction. Je me suis vite rendu compte qu'avec le diplôme qui était le mien, je pouvais prétendre à des fonctions marketing, mais pas du tout à la fonction éditoriale, ce qui m'intéressait vraiment.
J'ai choisi de continuer encore un peu mes études, et j'ai fait deux ans de plus dans un master qui venait de se créer, qui s'appelle le master "éditeur multisupport spécialisé sur la bande dessinée", dispensé à L’Asfored. J'ai fait ces 2 ans en alternance, une première année dans une agence qui s'appelait Kalligram. C'était à la fois une agence qui portait aussi des projets éditoriaux. Ce n'était pas de la BD, mais plutôt des essais, de la non-fiction.
Au bout d'un an, je me suis dit que j'avais fait le tour, et je me suis mis à chercher une seconde alternance. J'en ai parlé de façon anecdotique à l'équipe de Locus Solus, qui sont restés des amis, et ils m'ont dit qu'ils me prenaient. Ils m'ont aménagé un poste de façon très sympa, donc j'ai fait un an d'alternance avec toujours cette spécificité aujourd’hui de travailler trois semaines par mois à Paris et une semaine par mois en Bretagne.
À l'issue de cette alternance, Locus Solus m’a proposé un contrat. Je m'occupe en tout d'une douzaine de projets par an, uniquement sur la BD et les livres illustrés.
Depuis combien de temps existe la maison d’édition et pourquoi ce nom ?
FR : La maison a été créé, il y a un peu plus de 12 ans par Florent Patron (directeur éditorial) et Sandrine Pondaven (directrice administrative & commerciale et cheffe de fabrication). Locus Solus, c'est un nom qui désarçonne pas mal, parce que les gens le transforme régulièrement.
Locus Solus, c'est une locution latine qui veut dire "le lieu unique"
J'entends beaucoup de Hocus Pocus, mais sémantiquement, c'est une locution latine qui veut dire "le lieu unique", et c'est avant tout un roman fleuve un peu complexe de l'auteur Raymond Roussel. J'ai essayé de m'y atteler plusieurs fois, et j'ai dû abandonner au bout d'une centaine de pages, parce que c'est très dense, très foisonnant, à la limite du surréalisme. C'est très étonnant (rires). L'intention des fondateurs de la maison d'édition était de créer un lieu unique de l'édition, qui serait affranchi de toutes les barrières.
On me pose souvent la question de savoir quelle est la ligne éditoriale de Locus Solus, et à la vérité, il n'y en a pas. On ne s'interdit aucun livre, et nous réalisons les livres qui nous plaisent. À partir du moment où on est raccord, convaincu par un projet, et qu'on pense qu'on pourrait aboutir à un livre sur la base des idées qui nous ont été transmises, on y va. Nous ne nous cantonnons pas à une ligne rigoureuse, limitante, etc.
Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a tout de même un certain tropisme breton dans une partie des publications, même si nous tendons de plus en plus à nous en affranchir.
Combien d’albums BD ou livres autour de la BD sont proposés par an au public ?
FR : Nous proposons une quinzaine de titres et cinq à six strictement BD. Ensuite, on a tout ce qu'on pourrait associer à du para-BD, ou à du prolongement de la bande dessinée : travail sur des artbooks, jolis recueils d'illustrations, etc.
Comment sélectionnez-vous les différents projets proposés ?
FR : Chaque livre est un peu unique. C'est une question que l'on me pose souvent, de savoir si je reçois beaucoup de manuscrits, si je suis plutôt proactif, etc. C'est très variable. Si je considère les dix derniers titres parus, il y a des livres où nous avons donné une impulsion. Je pense par exemple au recueil collectif Océanides - Nouvelles vagues. C'était une volonté de notre part de refaire un livre collectif sur le registre maritime. Et là, nous avons tout monté nous-mêmes. Nous sommes allés démarcher chaque auteur pour avoir sa contribution.
En revanche pour l’album Bohème à Paris, c'est un coup de cœur que j'ai eu sur les réseaux sociaux pour un illustrateur qui s'appelle Simon Gane. J'ai vu qu'il avait des publications plutôt sérieuses. Je me suis empressé de lui poser la question, convaincu que quelqu'un avait déjà préopté ou optionné les droits de ses livres. Et finalement non.
Beaucoup de livres sont aussi le fruit de rencontres dans des festivals ici et ailleurs. Chaque cas est un peu unique. L’essentiel, c'est de me dire qu'il faut avant tout qu'un livre me plaise à moi. Et pour être sûr d'être dans le vrai, j'ai ce garde-fou qui est mon directeur éditorial, en l'occurrence Florent Patron, qui est le fondateur de la maison Locus et qui a une attention portée sur l'ensemble des titres du catalogue. C'est un conseil que j'avais hérité du scénariste José-Louis Bocquet : « Si, quand tu proposes un projet à ton directeur éditorial, il n'est pas extrêmement enthousiaste tout de suite, alors c'est que ce n'est pas la peine ».
En général, je fais de multiples propositions à Florent, en sachant qu'on ne pourra aboutir qu'à une douzaine de livres. Et je guette sa réaction, s'il n'est pas tout de suite ultra éveillé, ultra enthousiaste, je me dis que c'est peut-être dispensable.
Est-ce que parmi tous ces projets réalisés, il y en a un qui vous a tenu plus particulièrement à cœur ?
FR : C'est très ingrat comme question (rires). La rencontre avec Lorenzo Mattotti a été très forte. Il y a un aboutissement personnel, parce que j'en rêvais depuis des années, et je me disais que ce n'était pas possible, il était trop grand, avec une œuvre tellement foisonnante. Et il était publié déjà par les plus grands éditeurs de la place publique. Et en fait, c'est au détour d'un festival à Rome, le ARF estival, qui est une manifestation complètement dingue, à taille humaine, que je suis tombé sur des images que je n'avais jamais vues, qui avaient trait plutôt au médiéval, au registre baroque aussi. Je me suis dit, c'est peut-être ça le livre qu'on pourrait faire ensemble.
L’an dernier, nous nous sommes rencontrés au Centre Pompidou, dans le cadre de la fameuse expo BD 64-24. Je suis allé lui poser la question tout naturellement, de savoir s'il serait intéressé de réaliser un livre ensemble. Et il a dit oui tout de suite ! Il m'a donné rendez-vous dans son atelier et nous avons commencé à travailler sur ce projet. On a associé un autre grand nom pour commenter ces images, qui est Pascal Ory. En l'occurrence, on a la rencontre entre les deux avec des images inédites proposées, c’est un ensemble vraiment très chouette. C’est un bel achèvement pour moi, et une grande fierté. Je rêvais de travailler avec cet artiste.

Couverture de l’ouvrage Mattotti – Médiéval & Baroque publié chez Locus Solus, réunissant des œuvres inédites de Lorenzo Mattotti commentées par Pascal Ory
Quelles sont les difficultés que peut rencontrer un éditeur BD ?
FR : Je pense qu'il y a des choses à maîtriser. Appréhender un auteur et vraiment comprendre sa complexité, son intention, son désir, et ne pas aliéner sa démarche en tant qu'éditeur, c'est quelque chose de fondamental et qui peut être difficile par moments. Justement, c'est pour ça qu'on en revient à ces histoires de lignes éditoriales qui peuvent être, selon moi, parfois un peu aliénantes, notamment avec des logiques de collection.
Il ne faut pas craindre de dire, de contredire, de discuter, tout en mettant conjointement nos égos de côté, ce qui n'est pas toujours évident à faire, pour tout simplement aboutir au meilleur livre possible. Mais dire un défaut ou pointer une faiblesse ou une lacune, ça peut être difficile parfois et ça peut ne pas être facile à entendre. Donc je pense que, plutôt qu'une difficulté, je dirais que le défi, c'est de trouver les bons mots, de trouver la bonne approche et le bon ton pour réussir à discuter et à avancer ensemble.
Comment vous positionnez-vous sur l'ensemble du marché de la bande dessinée, en tant qu'éditeur ?
FR : Je pense que nous ne sommes pas encore tout à fait identifiés. Ou alors, nous sommes encore trop identifiés Bretagne, alors que nous produisons tout un tas d'autres livres aussi. Mais on a une dominante quand même, je dirais deux registres qu'on exploite beaucoup, à savoir le maritime et l'historique.
De plus en plus, nous tendons vers la BD documentaire. Nous cultivons une identité assez propre. Nous n'avons pas pour projet, par exemple, de nous lancer dans des séries aux très longs cours. Ça n'aurait pas beaucoup de sens pour nous. Nous travaillons plutôt des one-shots dans différents registres qu'on essaie de produire le mieux possible avec application et ferveur.
Quels conseils pourriez-vous donner à un jeune encore en études qui voudrait se lancer dans le métier d’éditeur ?
FR : Je vais faire l'ancien, alors que je suis un tout jeune (rires). Ma recommandation, c'est de lire absolument de tout. C'est-à-dire que si tu es un ou une fan de manga il faut aller à fond vers la franco-belge, lire aussi du comics, du roman, des essais, de la poésie.
Je pense que la qualité et le fait qu'on ait à même d'avoir un œil critique et une appréciation sur tout un tas de projets et d'idées, c'est que nous lisons énormément et nous lisons des choses très diversifiées. Je pense que même si ce n'est pas toujours évident, vu qu'on est souvent pris par le travail, c'est très précieux de garder un œil sur tout ce qui se fait, de lire soi-même des choses qui sortent en librairie. Et ce serait peut-être mon deuxième conseil, c'est d'aller en librairie partout, tout le temps.
Dès qu'on se balade dans un quartier, découvrir un libraire, dès qu'on part en vacances, aller dans la librairie concernée, voir comment ils travaillent, qu'est-ce qu'ils défendent, qu'est-ce qu'ils ont aimé, qu'est-ce qu'ils ont au contraire moins apprécié. Lire beaucoup et aller en librairie sont deux conseils assez corrélés je trouve.
Pour terminer, quelles sont les prochaines publications de Locus Solus en BD ?
FR : Nous venons de sortir La Tempête qui nous a demandé deux ans de travail. Elle raconte l'histoire de la plus grande tempête du XXe siècle vécue à travers les yeux de cinq marins. Elle a eu lieu en 1930 et a provoqué énormément de naufrages, beaucoup de disparus. Le parti pris du scénariste et du dessinateur, c'est de raconter cette histoire par le prisme d'un narrateur omniscient qui serait le bateau pris dans ce maelstrom élémentaire.

Couverture de la bande dessinée La Tempête publiée chez Locus Solus, récit historique maritime de la plus grande tempête du XXe siècle
Nous travaillons aussi sur un gros projet de BD collective pour 2026, un peu dans la continuité de ce qu'on avait fait avec Océanides sur les 400 ans de la marine nationale. La marine nous a missionnés pour arriver à un ensemble de dix segments, dix histoires qui relatent des moments un peu clés. Et l'idée, c'est d'aboutir à quelque chose qui corresponde vraiment à des visions d'auteurs.
BD
Rencontres
Edition
ZOO105
EditeurEté2025





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