Depuis plus de dix ans, Bérengère Orieux mène seule la maison d’édition Ici Même, spécialisée dans la bande dessinée d’auteurs, souvent venus de l’étranger et parfois encore méconnus. En 2025, elle a choisi de rejoindre Petit à Petit pour assurer la continuité de son travail dans un contexte éditorial de plus en plus tendu. Elle revient avec nous sur son parcours, son identité éditoriale et ses perspectives.

Bérangère Orieux, fondatrice et directrice de la maison d'édition Ici Même à décidé de rejoindre en 2025 la maison d'édition Petit à Petit © Bérangère Orieux
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir éditrice indépendante, et pourquoi vous être tournée vers la bande dessinée ?
Bérengère Orieux : Depuis l’enfance, je rêvais de faire des livres. Je lisais énormément et j’ai suivi naturellement un parcours littéraire – prépa puis études à Paris. C’est là que j’ai découvert la bande dessinée et rencontré des auteurs, un véritable déclencheur. Au début des années 2000, je me suis plongée exclusivement dans ce médium, dont j’ai tout lu tant il m’enthousiasmait. En 2002, après quelques expériences chez différents éditeurs, je suis devenue éditrice aux Editions Vertige Graphic et ce pendant dix ans, et je n’ai plus quitté la BD.
Au sein de Vertige Graphic, je travaillais sur la partie étrangère, soit en achat de droit, soit en création. Lorsque Vertige Graphic a cessé son activité, et ce de façon très brutale, j’ai décidé de créer ma propre maison. J’avais déjà repéré et signé deux auteurs que j’admirais : Koren Shadmi avec Abaddon et Theo Ellsworth avec Capacity. Je me suis lancée avec eux : ainsi est né Ici Même.

Abaddon par Koren Shadmi, l'un des premiers titres de la maison d'édition Ici même © Ici même
![Bérengère Orieux : Ici Même, c’est donner une voix aux auteurs étrangers méconnus Theo Ellsworth [{/RED_PFN-9533}]avec Capacity](https://cdn.zoolemag.com/red/ent/696/MCE/675552-1.jpg)
Capacity de Theo Ellsworth, l'un des premiers titres de la maison d'édition Ici même © Ici même
Pourquoi avoir choisi ce nom, « Ici Même » ?
Au départ, cela tenait à une situation personnelle : j’avais quitté Paris pour m’installer en province et je ressentais le besoin de créer quelque chose de fort, « ici », dans cette ville. Le nom est venu de cette urgence. Évidemment, une fois dit à voix haute, le titre du chef-d’œuvre de Forest et Tardi est immédiatement apparu en écho, ce qui constituait un clin d’œil idéal.
Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale ?
Mon ADN, c’est de faire découvrir des auteurs peu connus en France, voire dans leur propre pays, mais dont le travail me semble devoir absolument rencontrer un lectorat. Je fonctionne avant tout au coup de cœur narratif : une histoire qui m’emporte et qu’on ne m’avait jamais racontée de cette manière-là.
Je n’ai pas de thématique prédéfinie, je me tiens volontairement éloignée des sujets très traités ailleurs (politique, écologie, conflits). Ce qui m’importe, c’est la singularité d’un récit et la façon dont un auteur ou une autrice va le porter.
Comment repérez-vous vos auteurs ?
Cela passe par plusieurs canaux : les salons, où les éditeurs étrangers présentent leurs projets ; les rencontres directes ; ou encore Internet, notamment Instagram, où j’ai découvert des artistes travaillant seuls à l’autre bout du monde.
Je lis en anglais, italien, allemand et un peu en espagnol, ce qui me permet de suivre de près les catalogues étrangers et d’échanger avec des auteurs en amont. En revanche, je n’ai jamais développé de liens directs avec l’Asie : cela demanderait des relais sur place et des compétences linguistiques que je n’ai pas, et beaucoup d’éditeurs français le font déjà très bien.
En douze ans, quel catalogue avez-vous construit ?
À ce jour, Ici Même compte 65 titres publiés depuis le premier en 2013. C’est une production volontairement réduite : entre 5 et 6 nouveautés par an, parfois moins. Je préfère privilégier la qualité et l’accompagnement. Certains auteurs m’accompagnent depuis plus de dix ans, tandis que j’accueille aussi de nouvelles voix, souvent issues du fanzinat ou de l’autoédition à l’étranger.
Vous insistez beaucoup sur l’objet-livre. Quelle est votre approche ?
Pour moi, un livre doit avoir le meilleur écrin possible. Je ne fais pas d’expérimentation radicale, mais je veille à chaque détail : le format, la couverture, la maquette, le lettrage. Je m’autorise à refaire entièrement une couverture si je pense qu’elle ne reflète pas l’esprit du livre.
Parfois, cela a donné lieu à de longues discussions avec les auteurs… mais chaque fois que j’ai tenu bon, cela a payé. Le cas de Symphonie à Bombay, par exemple, a nécessité 18 mois de négociation avec l’auteur Igort autour de la couverture, mais une fois le livre sorti, tout le monde a reconnu que le choix avait été juste.

Symphonie à Bombay, oeuvre qui a a nécessité 18 mois de négociation avec l'auteur Igort au sujet de la couverture © Ici même
Comment Ici Même a-t-elle traversé les bouleversements récents du marché ?
C’est difficile. Pour un petit éditeur, le principal obstacle est la place en librairie : le turnover est devenu fou, les livres disparaissent parfois au bout de trois jours. Sans gros moyens en publicité, en PLV ou en attachés de presse, on lutte pour exister.
En 2013, je pouvais tirer entre 3 000 et 6 000 exemplaires ; aujourd’hui, je me limite à 2 000-3 000. Plus serait risqué économiquement. Cela entraîne un prix de vente plus élevé, mais je compense en réalisant moi-même beaucoup de tâches (maquette, lettrage, traduction).
C’est dans ce contexte que vous avez rejoint Petit à Petit. Comment est né ce rapprochement ?
Avec Olivier Petit, nous nous connaissions depuis longtemps. Nous déjeunions ensemble deux ou trois fois par an à Nantes (Ndlr : Olivier Petit s’est installé à Nantes) pour échanger sur nos parcours respectifs.
En 2024, j’étais moralement épuisée, financièrement dos au mur et confrontée à de gros problèmes de distribution : seule, ça n'était plus tenable. Olivier m’a tendu la main : « Ici Même ne peut pas disparaître. » Nous avons constaté que nos catalogues étaient très différents et donc complémentaires. L’idée s’est imposée naturellement : mutualiser nos énergies et nos moyens, tout en préservant l’identité de ma maison.
Qu’est-ce que cela a changé pour vous au quotidien ?
Beaucoup, et peu à la fois. Peu parce que je garde une grande liberté sur mes choix éditoriaux et sur la fabrication. Olivier Petit m’a dit : « Continue à bien faire ce que tu sais faire. » Beaucoup, parce que je ne suis plus seule. Je peux désormais partager mes projets, mes questions et mes doutes, travailler avec une équipe sur la logistique, la diffusion, l’organisation de tournées en librairie… Cela enlève une énorme charge mentale.
Comment voyez-vous l’avenir du secteur ?
Je pense que nous entrons dans une période difficile. La BD souffre, mais pas seulement : le cinéma, le jeu vidéo, la musique, le spectacle vivant… tout le secteur culturel est fragilisé. Le danger, c’est l’engorgement des librairies : trop de sorties, trop peu de visibilité. Je crois qu’il faut publier moins mais mieux, accompagner les auteurs sur la durée. C’est ce que je fais, et ce que beaucoup de petits éditeurs défendent déjà.
Et du côté d’Ici Même, quels projets arrivent en 2026 ?
Je vais d’abord sortir des projets qui étaient en attente, comme Life Bizarre, la suite de Vita Obscura de Simon Schwartz, auteur allemand, ou encore la seconde enquête de Duca Lamberti de Paolo Bacilieri, après sa première enquête Vénus privée, qui avait été sélectionné lors du Festival international d’Angoulême.
Simon Schwartz" title="Bérengère Orieux : Ici Même, c’est donner une voix aux auteurs étrangers méconnus" data-mce-src="https://cdn.zoolemag.com/red/ent/696/MCE/675549-1.jpg">Vita Obscura, de Simon Schwartz aura le droit à une suite intitulé Life Bizarre © Ici même

Vénus privée, la premiere enquête de de Duca Lamberti de Paolo Bacilieri qui avait été sélectionné lors du Festival international d’Angoulême. © Ici même
À côté de cela, plusieurs découvertes enthousiasmantes : de jeunes auteurs venus d’Angleterre, d’Italie et des Pays-Bas, pour la plupart, avec leur tout premier livre. C’est exactement ce qui me réjouit : découvrir et accompagner des voix encore inconnues, les aider à franchir un cap.
En un mot, qu’est-ce que « Ici Même » aujourd’hui ?
C’est la même maison qu’à ses débuts : enthousiaste, exigeante, fidèle à sa ligne. La différence, c’est que désormais je ne porte plus tout cela seule. Et ça, c’est une vraie révolution.
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