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Le droit d'auteur à l'heure de l'IA générative

Difficile de passer à côté du phénomène des images style Ghibli ayant pullulé sur les réseaux sociaux, reprises par le gouvernement lui-même, ou encore des fameux starter packs d’inspiration “ jouet vintage et minimaliste ” décriés par de nombreux artistes, qui se mobilisent en reprenant le concept à leur façon. Le point commun entre ces tendances ? Des graphismes générés par Intelligence Artificielle, nourris par définition de travaux humains.

“ Qui, par exemple, est le titulaire des droits sur ces créations réalisées par des machines : L’utilisateur qui a formulé la requête (le “ prompt ”) ? Le développeur du logiciel ? Les actionnaires de la société dans laquelle a été créé le logiciel ? Peut-on imaginer que les IA elles-mêmes soient dotées d’une personnalité juridique ? Et pourrait-on dans ce cas protéger leurs droits ? ”

(Une brève histoire du droit d’auteur, 2024, Jean-Baptiste Rendu et Richard Robert)

Les avancées technologiques questionnent quant à l’avenir des professions artistiques déjà précaires (​​19 % des autrices et auteurs touchent moins de 5 % de droits pour le livre papier, autant qu’en 2009, selon le baromètre 2025 des relations auteurs/éditeurs de la Scam et de la Société des gens de lettres), de nos regards sur les œuvres et leur qualité à terme. Plus que jamais, les artistes semblent aujourd’hui menacés par une société toujours en recherche de contenu et d’efficacité, un besoin auquel une machine est donc en mesure de satisfaire. Miser sur la productivité du capital à défaut de son humanité.

Pour sa première BD, Certifié humain, la dessinatrice Dora Formica s’est donc penchée du côté du sensible, en allant à la rencontre d’une dizaine d’autres artistes pour connaître leur rapport à l’ère numérique.

“ Il faut savoir que j’ai commencé le travail d’écriture de cette BD suite à une discussion que j’ai eue avec un auteur de romans, qui m’a annoncé que la couverture de son prochain livre serait faite par une IA. À ce moment-là, sans le savoir, il a déclenché quelque chose en moi de l’ordre de l’effroi, du choc. Au lieu de ruminer ce sentiment négatif, j’ai décidé de le transformer en quelque chose de constructif et de me mettre en lien avec mes pairs à travers l’Europe. Au fur et à mesure de mon voyage et de mes discussions avec les personnes rencontrées, j’ai pu rajouter des couches de compréhension sur la thématique de l’IA générative dans notre profession. Le fait de me mettre en réseau m’a permis de me sentir moins seule, d’intégrer une grande famille de personnes qui créent de leurs mains. ”

Pour la dessinatrice, il est important de comprendre comment ses collègues envisagent les années à venir, de voir par leur prisme s’il existe un futur possible pour la création humaine. Cela passe par des échanges presque existentiels au cœur des ateliers d'artistes, perçus par Dora comme “ le prolongement identitaire des personnes qui y travaillent ”.

“ Ce qui m’a frappée, c’est de voir à quel point ces personnes sont passionnées, qu’on est vraiment au-delà d’une profession : dessiner, c’est un élan de vie [...] Durant mon voyage, je suis allée trouver Camille Jourdy, qui me racontait à quel point elle devait être concentrée quand elle dessine pour pouvoir transmettre ses émotions à ses personnages, leur donner une âme. Est-ce que l’IA peut donner une âme à des dessins ? ”

Le droit d'auteur à l'heure de l'IA générative

Couverture de l'album " Certifié humain " © Helvetiq, 2025 - Dora Formica

L’utilisation de l’IA générative ne pose donc plus seulement une question de droit pécuniaire, mais bien d’atteinte à l’identité artistique des auteurs. Ou bien, comme a pu l'énoncer Miyazaki en 2016 : “ Je suis profondément convaincu que c'est une insulte à la vie elle-même ”.


Des oeuvres à protéger

Selon l’avocate Murielle Cahen, spécialisée dans les questions liées à la propriété intellectuelle et au numérique, trois défis majeurs se posent alors pour protéger le droit moral des artistes, reconnu en France comme étant perpétuelle et inaliénable d’après le Code de la propriété intellectuelle (CPI) qui “ protège les œuvres de l'esprit dès leur création, sans nécessiter de formalité d'enregistrement ” :

“ Premièrement, l'entraînement des modèles pose problème car des IA comme MidJourney ou Stable Diffusion utilisent des millions d'œuvres protégées sans autorisation.

Deuxièmement, le statut des créations générées par IA est incertain. Selon le Code de la propriété intellectuelle, une œuvre doit refléter la “ personnalité " de l'auteur pour être protégeable, comme l'a confirmé l'arrêt " Affaire Naruto " de 2018 concernant des selfies de singe. Une exception existe toutefois lorsque l'IA est utilisée comme un outil assisté par un humain, à l'instar des retouches Photoshop avec IA, l'œuvre restant alors protégée.

Troisièmement, la transparence devient un enjeu majeur. Le règlement européen sur l'IA oblige désormais les développeurs à déclarer les contenus protégés utilisés pour l'entraînement de leurs modèles. Un illustrateur dont le style serait imité par une IA sans compensation pourrait ainsi agir en contrefaçon.

Il convient de noter que la difficulté d'appliquer le concept d'originalité du droit d'auteur à l'IA provient principalement d'une lecture " autonomiste " erronée. Techniquement, il n'y a pas d'autonomie, mais une exécution basée sur des instructions données par une personne avec des outils choisis. Le robot exécute des paramètres nourris d'expériences antérieures, mais ne dispose pas de libre arbitre.”

Murielle Cahen précise toutefois que l'Union européenne “ impose des exceptions strictes pour le text and data mining (ensemble des traitements automatisés consistant à extraire et à analyser des informations contenues dans des corpus numériques importants, afin d’en dégager de nouvelles connaissances), le limitant essentiellement à la recherche. ” Notamment grâce à la Directive européenne Copyright DSM du 17 avril 2019, qui constitue une avancée majeure pour réaffirmer l’importance du droit d’auteur comme fondement de la juste rémunération des artistes et éditeurs de presse, leur permettant “ d'exiger une rémunération de la part des grands acteurs du numérique ” pour la réutilisation de leurs travaux.

Par ailleurs, le milieu de la bande-dessinée faisant souvent appel à la collaboration entre artistes, cela complexifie encore la juridiction qui doit établir une “ co-titularité des droits ”. Cette répartition de la rémunération peut alors être source de zones grises.

“ Un coloriste créant un personnage secondaire peut légitimement revendiquer des droits spécifiques sur cette création. L'édition numérique constitue également un terrain incertain, l'absence de clauses spécifiques dans les contrats initialement conçus pour l'édition papier générant des litiges sur les royalties. La série “ Blacksad ” illustre une situation claire, avec un contrat de co-titularité établi entre le scénariste Juan Díaz Canales et le dessinateur Juanjo Guarnido.”


Le droit d’auteur : Le droit d’auteur, attaché habituellement à la propriété littéraire et artistique, est un droit de propriété portant sur la forme extériorisée originale des biens intellectuels. En France , il est codifié par le Code de la propriété intellectuelle (CPI), protégeant les œuvres de l’esprit dès leur création, sans formalité obligatoire (principe de l’article L111-1 CPI).

Artiste : Une espèce menacée ?

Face à une crise à la fois morale, éthique et écologique qui se dessine autour des révolutions numériques, l’auteur Manu Causse-Plisson, membre de La Ligue des auteurs professionnels, se sent alors “ très peu audible ”.

“ Depuis ces dernières années, on a l’impression d’observer beaucoup de changements, et peu d'améliorations concernant la reconnaissance du statut d’auteur. Avec les questions liées à l’IA en plus, il y a encore un travail de bouclier qui doit se créer, quand on sait qu’elle impacte les trois quarts des métiers de création. Ça montre finalement à quel point on peut appauvrir notre propre culture. ”

Ainsi, le 10 février dernier s’est tenu le contre-sommet de l’IA intitulé “ Pour un humanisme de notre temps ” au Théâtre de la Concorde, en réponse au sommet international organisé au Grand Palais. Mis en place par le philosophe des technologies numériques Éric Sadin, et co-organisé par le Syndicat National des Journalistes, ce contre-sommet s’est organisé sous forme de débat démocratique autour “ des effets concrets de la généralisation des systèmes d’IA sur la société, les humains, leurs existences et leur travail ”.

Un certain nombre d’artistes, ainsi que la directrice de La Ligues des auteurs professionnels, Stéphanie Le Cam, ont donc pris la parole pour appeler les pouvoirs publics à renforcer leurs efforts sur la protection des droits d’auteurs.

Le droit d'auteur à l'heure de l'IA générative

Intervention d'artistes sur les effets de l'IAG dans les métiers de la culture et de l'information, lors du Contre-sommet de l'IA à Paris © Camille Ulrich, 2025

Le droit d'auteur à l'heure de l'IA générative

Intervention de Stéphanie Le Cam sur les effets de l'IAG dans les métiers de la culture et de l'information, lors du Contre-sommet de l'IA à Paris © Camille Ulrich, 2025


“ Je rêverais qu’en refermant mon livre (Certifié humain), une prise de conscience ait lieu. Derrière une image, se cache une personne, un.e dessinateur.rice, un processus créatif, un univers, du lien… Une image ne peut se réduire à un prompt. J’espère que ce livre aura pour vocation, qu’on pourrait qualifier de pédagogique, de montrer au public que la création artistique humaine est nécessaire à notre société.

Oui, je crains pour mon métier d’illustratrice, car dans une société capitaliste où l'on cherche toujours à faire des économies financières, certains mandats qui nous font vivre seront remplacés par l’IA générative. Mais aussi, je constate de plus en plus qu’on négocie nos prix à la baisse, sous prétexte que “ l’IA peut le faire gratuitement ”. C’est vraiment problématique. ”

La dessinatrice Dora Formica est ainsi persuadée que personne ne mesure encore la catastrophe qui s’annonce, mais que l’art perdurera. Le véritable enjeu à l’heure actuelle étant de sensibiliser les gens à “ reconnaître la valeur de la création humaine ”.

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