Pour sa première BD, Certifié humain, Dora Formica part en quête de témoignages pour comprendre le rapport des autres artistes à la montée en force de l’IA générative. Dans un contexte où les images et les informations nous parviennent en masse, à un rythme effréné, elle cherche la survivance des passions premières. Echange avec la dessinatrice.

Portrait de la dessinatrice Dora Formica © Lisa Roehrich
Qu’est-ce que cet album a changé en vous, entre le début et la fin de son écriture ? En quoi vos rencontres ont-elles permis de modifier votre perception de l’IA générative ?
Dora Formica : Il faut savoir que j’ai commencé le travail d’écriture de cette BD suite à une discussion que j’ai eue avec un auteur de romans, qui m’a annoncé que la couverture de son prochain livre serait faite par une IA. À ce moment-là, sans le savoir, il a déclenché quelque chose en moi de l’ordre de l’effroi, du choc. Au lieu de ruminer ce sentiment négatif, j’ai décidé de le transformer en quelque chose de constructif et de me mettre en lien avec mes pairs à travers l’Europe.
Au fur et à mesure de mon voyage et de mes discussions avec les personnes rencontrées, j’ai pu rajouter des couches de compréhension sur la thématique de l’IA générative dans notre profession. Le fait de me mettre en réseau m’a permis de me sentir moins seule, d’intégrer une grande famille de personnes qui créent de leurs mains.

" Au lieu de ruminer ce sentiment négatif, j’ai décidé de le transformer en quelque chose de constructif et de me mettre en lien avec mes pairs à travers l’Europe. " © Helvetiq, 2025 - Dora Formica
À travers la reproduction de tous les ateliers que vous avez visités, des outils que vous avez admirés, manipulés, y avait-il comme une nécessité d’en conserver la mémoire ? Comme si elle était amenée à disparaître ?
D.F : Oui, tout à fait. Je me suis imaginée être comme une anthropologue qui voulait conserver en mémoire des savoirs-faire, des outils. De manière générale, j’ai toujours aimé découvrir les ateliers d’artistes et là l’occasion était toute désignée pour pousser la porte de ces univers, qui sont le prolongement identitaire des personnes qui y travaillent.
Quelle rencontre vous a le plus marquée ? Pour quelle raison ?
D.F : Toutes les rencontres m’ont marquée et ont été des moments d’échanges riches. Ce qui m’a frappée, c’est de voir à quel point ces personnes sont passionnées, qu’on est vraiment au-delà d’une profession : dessiner, c’est un élan de vie. J’ai réalisé qu’ils et elles détiennent tout un savoir-faire. Pour moi, ce sont véritablement des artisans.
Comment réagissez-vous alors à cette citation de Miyazaki datant de 2016, au sujet de l’utilisation de l’IA générative : « Je suis profondément convaincu que c'est une insulte à la vie elle-même »
D.F : Ce que je comprends de ses mots, et ce n’est que mon interprétation, c’est que l’IA n’est rien de moins qu’un robot qui peut simuler l’intelligence humaine, mais dont on oublie l’essence-même qui est la sensibilité et le regard que pose l’artiste sur le monde. Quand je disais plus tôt que le dessin était un élan de vie, cela se rapproche de la citation de Miyazaki.
Durant mon voyage, je suis allée trouver Camille Jourdy, qui me racontait à quel point elle devait être concentrée quand elle dessine pour pouvoir transmettre ses émotions à ses personnages, leur donner une âme. Est-ce que l’IA peut donner une âme à des dessins ?

" Je me suis imaginée être comme une anthropologue qui voulait conserver en mémoire des savoirs-faire, des outils " © Helvetiq, 2025 - Dora Formica
A contrario, parmi les artistes rencontrés qui eux ont dit se servir de l’IA générative dans leur travail, n’ont-ils réellement aucune crainte ?
D.F : Pas du tout, ils et elles sont conscients des enjeux, notamment environnementaux. J’ai souhaité rencontrer Martin Panchaud notamment parce qu’il amène un point de vue un peu dissonant par rapport au reste des artistes que j’ai rencontrés. Lui, voit en l’IA un véritable assistant organisationnel dans sa vie professionnelle. L’idée étant de se dégager du temps sur les tâches qui l’intéressent peu pour se consacrer à celles qui l’enthousiasment plus, comme la création.
Ainsi, prenez-vous la fin de l’ouvrage comme un message d’espoir, ou plutôt un appel à la vigilance ? A terme, craignez-vous toujours pour votre métier ?
D.F : Je rêverais qu’en refermant mon livre, une prise de conscience ait lieu. Derrière une image, se cache une personne, un.e dessinateur.rice, un processus créatif, un univers, du lien... Une image ne peut se réduire à un prompt. J’espère que ce livre aura pour vocation, qu’on pourrait qualifier de pédagogique, de montrer au public que la création artistique humaine est nécessaire à notre société.
Oui, je crains pour mon métier d’illustratrice, car dans une société capitaliste où l'on cherche toujours à faire des économies financières, certains mandats qui nous font vivre seront remplacés par l’IA générative. Mais aussi, je constate de plus en plus qu’on négocie nos prix à la baisse, sous prétexte que « l’IA peut le faire gratuitement ». C’est vraiment problématique.

" Derrière une image, se cache une personne, un.e dessinateur.rice, un processus créatif, un univers, du lien... Une image ne peut se réduire à un prompt. " © Helvetiq, 2025 - Dora Formica
Justement, que pouvez-vous me dire sur l’état actuel des droits d’auteurs dans le milieu de l’illustration ? Avez-vous remarqué des choses se mettant en place pour améliorer vos conditions ?
D.F : Ah, vaste question ! Et je précise que je ne suis pas une spécialiste et qu’il est difficile d’avoir une vue d’ensemble car chaque maison d’édition fait sa petite cuisine, et que les réalités sont différentes d’un.e auteur.rice à l’autre.
Je ferais une différence entre l’illustration et la BD, ce sont deux mondes à la fois différents et complémentaires. Lorsqu’on fait de la BD on va toucher, en moyenne, entre 8 et 10% sur chaque exemplaire vendu. Mis à part certains auteurs et autrices à succès qui vendent des centaines de milliers d’exemplaires, en BD la majorité ne peut compter que sur les droits d’auteur pour vivre. Par conséquent, il devient nécessaire d’avoir un travail alimentaire comme donner des cours, travailler dans une librairie… ou faire de l’illustration sur mandats. Pour ma part, j’ai toujours travaillé en tant qu’illustratrice et c’est la première fois que je fais une BD. Comme j’avais peu de temps pour la réaliser, j’ai dû mettre en pause mes mandats d’illustrations et j’ai réalisé à quel point ils étaient nécessaires à mon équilibre financier.
Le soutien institutionnel est extrêmement important (bourses, prix, subventions) mais il est rarement suffisant. Les associations professionnelles et les syndicats travaillent pour faire évoluer les choses à ce niveau-là, notamment en se battant pour de meilleures rémunérations ou la création de statuts, mais les choses avancent lentement.
Comment faire du coup pour concilier à l’avenir les notions de droit d’auteur et d’IA générative ? Cela doit-il passer par un travail sur la relation éditeur/auteur ?
D.F : Oui, totalement. Il y a la question de l’éthique des éditeurs. Mais, à mon sens, cela ne se joue pas là uniquement. C’est une question complexe qui doit être traitée à plusieurs niveaux. Tout le monde est dépassé et les pays sont en retard pour nous protéger. Il y a des choses à mettre en place au niveau légal vis-à-vis notamment des entraînements des IA à partir des dessins volés aux artistes, ou aux questions de propriété intellectuelle. Les chantiers ne manquent pas, et je ne saurais résumer tout cela ici. Je suis convaincue qu’il faudra faire un grand travail de sensibilisation auprès des gens, pour leur apprendre à reconnaître la valeur de la création humaine.
Finalement, l’artiste est-il une espèce menacée ?
D.F : C’est drôle que vous parliez d’ « espèce menacée », c’était le premier titre de ma BD ! Je l’ai finalement abandonné car trop négatif. J’avais envie de transmettre l’idée de défendre la création humaine plutôt que de donner du poids à la menace. De mon expérience dans la réalisation de cette BD, j’ai ressenti à quel point le fait de dessiner était un élan qui venait des tripes et c’est quelque chose qui perdurera à travers les âges, à mon avis. En revanche, de pouvoir vivre de son art, ça c’est une autre histoire… Couverture de l'album " Certifié humain " © Helvetiq, 2025 - Dora Formica
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