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Le Sang et les Larmes

11 septembre 1973, l’armée prend le pouvoir à Santiago du Chili et renverse le président Salvador Allende. Carmen Castillo va vivre ces événements profondément violents et tragiques. Loïc Locatelli Kournwsky nous explique pourquoi et comment, avec le scénariste Maximilien Le Roy, il a fait de l’expérience douloureuse de Carmen un récit graphique.

Un témoignage romancé

Comment avez-vous abordé ce long récit ?

Loïc Locatelli : Max(imilen Le Roy) et moi avions déjà fait un album ensemble, Ni dieu ni maître chez Casterman. J’ai découvert le personnage de Carmen Castillo via les articles de Max sur son blog et ses notes sur Facebook. Dès qu’il aime une personne, il en parle très vite et avec passion.

Max connaît bien mieux que moi tous les aboutissants politiques de l’histoire. Pour moi, même si l’aspect politique est évidemment très important, c’est le quotidien de ces personnages et leur ressenti qui m’a décidé à faire l’album.

Avez-vous réalisé un documentaire graphique ?

Je ne pense pas. Il y a le documentaire que Carmen a réalisé, Rue Santa Fe. Ce que Carmen n’a pas pu filmer, on l’a retranscrit : la vie quotidienne des personnes qui entourent Allende et qui, plus tard, résistent, mais aussi ceux qui ne veulent pas quitter leur maison, qui hésitent entre fuir ou ne pas fuir, ceux qui veulent prendre les armes et ceux qui veulent vivre normalement…


Pinochet, prêt à tout pour le pouvoir

Il y a beaucoup de moments de fiction, évidemment durant les dialogues, puisque même Carmen ne se rappelle plus vraiment. Tout ce qui peut être officiellement documenté sur Allende et Pinochet, est repris tel quel ; tout le reste, bien que réel aussi, est quand même un minimum romancé.

Avez-vous rencontré les deux protagonistes toujours vivants, Carmen Castillo et Régis Debray ?

Max les a rencontré tous les deux plusieurs fois. Moi je ne les ai jamais rencontrés, ça va peut-être se faire. Je n’aime pas vraiment avoir trop d’indices réels, ça ne m’intéresse pas de dessiner sans avoir besoin d’imaginer. J’ai besoin qu’ils soient des personnages plutôt que des gens réels. Ils auraient pu m’apporter des précisions qu’on a connues après, mais qui auraient moins aidé mon imaginaire : j’aurai certainement fait quelque chose de moins bien.


Carmen, prête à raconter ce qu'elle a vu

Comment avez-vous travaillé votre documentation ? Etes-vous allés sur place ?

Non, je ne pense d’ailleurs pas que Max soit allé au Chili, en tout cas pas pour cet album. Contrairement à Ni Dieu ni maître et au livre que je fais actuellement, c’est la première fois qu’on traite d’une époque où il y a des photographies et même des documentaires. Tous les gens qui sont dans l’album ont été médiatisés à un moment de leur vie, les endroits où ils ont vécu aussi. Il y a des vidéos, pièce par pièce, de la maison d’Allende. A la fin de l’album, Carmen dit d’ailleurs que les gens essaient d’oublier ça. Je ne suis pas certain que le Santiago d’aujourd’hui soit le même qu’à l’époque.

Avez-vous soumis vos planches à Carmen Castillo ?

C’est vraiment l’histoire de Max, sa vision de l’événement. Il y a donc la touche personnelle de Max même si, à la base, c’est l’histoire de Carmen. On lui a montré le résultat final : elle en était très satisfaite. Les seuls changements qu’elle nous a fait effectuer n’étaient pas sur elle mais sur Salvator Allende : on le faisait parfois s’exprimer avec des mots durs et elle nous a expliqué qu’Allende ne disait jamais un mot de travers, qu’il était toujours très posé, très calme.


Allende, lors du siège de la Moneda

Entre politique et action

Quel est le thème de l’album ? Les survivants ?

Je ne sais pas [rires] il faudrait demander à Max. Pour moi, c’est le récit de personnes dont les idéaux ont été mis en échec de façon très violente. C’est le questionnement, en tant qu’auteur, de quel genre de personne je vais être si ça m’arrive ? Est-ce que je vais être comme la plupart qui ferment les yeux et vont oublier ?


Réaction juste après le dernier discours d'Allende

Est ce que je vais fuir mon pays (ça n’est pas un acte anodin) ou est-ce que je serais un résistant qui, au péril de ma vie, va défendre mes idéaux ? J’ai été touché par ces différents personnages et la façon dont ils abordent ces événements. Plus que le fait qu’ils soient vaincus, c’est comment on survit, qu’est-ce qu’on fait après ?

Quel a été votre rapport entre scénariste et dessinateur ?

Max m’envoie un pavé de texte, souvent découpé par page. Je suis libre du découpage planche par planche, qu’il me valide, mais en fait on n’arrive pas vraiment à visualiser tant que je ne lui ai pas envoyé le crayonné, qu’on corrige ensemble.

Il y a une véritable première version de l’album, encrée et en couleurs, dont Max change ensuite beaucoup de choses. Il me fait un listing de toutes les corrections, parfois ça change carrément une planche entière avec des déplacements de cases vers d’autres pages. Souvent ça me fait un peu grincer les dents [rires] mais c’est quand même bien.

Notre éditrice propose aussi d’autres modifications sur des éléments qu’on n’avait pas vus. Par exemple les changements chromatiques entre les époques n’étaient parfois pas très visibles et elle nous a demandé de rajouter des précisions temporelles qui aident à la lecture. Le Lombard a vraiment participé au projet avec des remarques très pertinentes.

L’album alterne les séquences récitatives pour expliquer le contexte politique, et celles d’action. Comment avez-vous travaillé, en tant que dessinateur, ces passages très littéraires ?

Pour être franc, ce sont les parties les moins agréables à dessiner, où je m’amuse le moins, mais j’essaie justement que le texte et le dessin ne racontent pas la même chose. Par exemple, durant le discours d’Allende, on reste dans l’action en voyant Pinochet qui l’écoute, les gens dans la rue ou chez eux, il faut trouver des petites astuces.

Certaines séquences sont très dures, on y évoque la torture et des morts violentes. On a pourtant l’impression que vous avez refusé de les mettre en scène.

Oui, c’est insignifiant par rapport à la réalité. Je me suis vraiment posé la question comment dessiner ça. C’était quand même une partie importante, on reste dans le cadre des amis proches de Carmen, il y a eu un nombre hallucinant de gens torturés, fusillés ou disparus dans les stades. Il fallait le représenter mais ne pas en faire trop. On sait que c’était violent, donc on ne va pas en rajouter une couche, par pudeur et par respect aussi. Ça a existé, c’était important, mais ce n’est pas le sujet de l’album.

Quels sont vos projets ?

Max écrit et a créé une revue engagée Ballast.

Quant à moi, je fais une bande dessinée sur Pocahontas, pas le Disney, le vrai personnage amérindien qui a été instrumentalisé par les Anglais et les Indiens pour diverses raisons. C’est une fiction très documentée, on connaît toute sa vie de façon plus ou moins réaliste, mais c’est quand même romancé pour approcher sa vie intime.

J’avais envie de raconter l’histoire de cette fille qui a un destin extrêmement tragique mais tellement magnifique. Elle a « le cul entre deux chaises », elle est très jeune quand elle s’intéresse aux Anglais, elle est amené à s’occidentaliser, donc elle n’a plus vraiment d’attache avec les Indiens qui la rejettent en quelque sorte. Pocahontas veut dire « petite dévergondée » c’est un surnom à la fois affectueux et méprisant. En même temps elle ne sera jamais intégrée par les Anglais : elle sera toujours une Indienne pour eux. J’ai vraiment une affection très profonde pour ce personnage.

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