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Arleston aux manettes

Avec plus de 80 albums publiés, deux séries phares, de multiples crossovers, et même des ouvrages encyclopédiques, le monde de Troy fête sa troisième décennie. À la manœuvre pour diriger cet univers riche en aventures et rebondissements, Christophe Arleston, à la fois Deus ex machina et voyageur le nez au vent dans sa propre imagination.

La création d’un univers passe par son développement social, politique et environnemental, mais il y a aussi sa représentation. Il y a t’il eu un dessinateur plus marquant dans le développement graphique du monde de Troy ?

Christophe Arleston : j’ai démarré le monde de Troy avec Lanfeust, c’est donc Didier Tarquin qui est le premier à intervenir dessus. Il y avait eu un test non concluant deux ans auparavant, avec un autre dessinateur – très talentueux d’ailleurs – mais je ne sentais pas son essai. Dès la première page de Didier, j’ai été immédiatement convaincu. Parce qu’il amène au monde de Troy une démesure qui n’est pas forcément écrite dans les descriptions.

Lanfeust

Cian © Soleil

J’ai souvent dit que Didier a l’habitude de tout multiplier par dix : si je lui donne deux maisons, il me fait un hameau, si j’évoque un hameau il me fait un village, si je demande un village il me fait une ville. Je m’en suis rendu compte dès la première planche : ça commence dans une forge et tout de suite il me fait un bâtiment immense, monumental, avec d’énormes bains de métal en fusion. Il a ce côté gigantesque dans les décors qui a beaucoup influencé ma manière d’écrire.

J’ai la chance de travailler avec deux dessinateurs exceptionnels, Didier et Jean-Louis Mourier qui s’impliquent à ce que tout fonctionne graphiquement, ils ont tous deux la préoccupation de la logique des choses. Didier fait une fantasy qui est plus Bas Moyen-Âge et Renaissance, alors que Jean-Louis est plus Haut Moyen-Âge, dans les périodes plus anciennes. Du coup, très naturellement, j’ai mis un décalage de 400 ans entre les deux récits. Cela correspond à un code que nos lecteurs vont tout de suite comprendre sans se poser de question : quand on voit de grosses épées et certains types d’armures, on sait qu’on est aux alentours de l’an 1000 ; et avec des fines rapières, on est dans une logique entre le XVe et le XVIIe. Jean-Louis s’est amusé à montrer le Conservatoire d’Eckmül en partie en construction : il a repris l’architecture du bâtiment de Didier mais il y a deux ailes terminées et une en construction.

Lanfeust et Cixi

Lanfeust et Cixi © Soleil

On est dans des univers totalement imaginaires, mais tout doit être cohérent. Quand ils dessinent une arme particulière, on peut être certain que si on en fait une petite maquette en 3D avec des élastiques et des allumettes, l’engin fonctionne. Ce sont des choses que le lecteur ne voit pas, mais qu’il ressent inconsciemment.

En 30 ans, les références ont changé, le lectorat a évolué. Quelles sont les principales évolutions dans votre écriture, conscientes ou inconscientes ?

C. A. : je ne pense pas qu’il y ai des évolutions techniques, quand je relis mes premiers albums je m’aperçois que j’étais déjà au point sur l’aspect purement mécanique d’un scénario, dialogue, sens du rythme… La BD c’est de l’ellipse permanente, tout le métier du scénariste c’est de choisir les bons arrêts sur image. Ces 5 millimètres de blanc entre deux cases c’est une ellipse. C’est là où la technique, et l’instinct que j’ai développé en tant que lecteur, rentrent en compte.

Sur le fond de ce que je raconte, évidement ça a changé. Quand j’écris le premier tome de Lanfeust, j’ai 30 ans, aujourd’hui j’en ai 30 de plus et je ne suis plus le même homme. Le personnage de Lanfeust a lui aussi changé puisqu’on l’a fait vieillir. Le premier cycle se passe sur 3-4 ans, ça va assez vite, mais aujourd’hui c’est un personnage d’une quarantaine d’années, il ne peut plus avoir la même naïveté, son rapport aux autres est différent et les personnages autour de lui ont eux aussi évolué, surtout Cixi.

Christophe Arleston : arleston aux manettes

Cixi © Soleil


En fait le personnage principal de la série, c’est Cixi, qui est la plus intéressante de tous. Je l’ai faite évoluer au fil du temps, d’abord avec l’ado révoltée correspondant aux années 80, le féminisme qui passe par l’Empowerment et Lio qui chantait « les brunes ne comptent pas pour des prunes » - c’est très différent d’aujourd’hui - elle passe ensuite sa crise d’adolescence et devient elle-même une héroïne, au sens où elle agit, avec l’Ombre Ténébreuse.

Enfin il y a ce gap de quelques années de Lanfeust des Etoiles, où on la retrouve en Princesse Marchande. Je n’explique pas comment elle en est arrivée là, on l’a quittée sur une planète où elle se retrouve seule, enceinte, sans aucun moyen, et on la retrouve comme une des personnes les plus puissantes de la galaxie. J’ai mon idée mais je ne l’ai pas expliquée.

Cixi a une évolution qui me passionne, surtout dans un système du mercantilisme roi où, elle, au milieu, va faire de l’entrisme pour aider à changer les choses de l’intérieur.

Je dois avouer que j’ai été un peu méchant avec sa sœur, Cian, qui au départ est la figure maternelle, sage et raisonnable, et que j’afflige ensuite d’une horde de gamins. Mais elle ne semble pas si malheureuse que ça dans ce rôle.

Les premiers Lanfeust de Troy sont très insouciants, parce qu’on est dans les années 90, le Mur est tombé, l’humanité va vers le bonheur certain, à l’époque on est tous persuadés que tout va aller mieux et que les grands problèmes de l’humanité sont en passe d’être résolus. Dès les années 2000 on s’aperçoit que les premiers nuages arrivent sur l’horizon et le ton s’assombri sans doute un peu plus dans Lanfeust.

Vous avez une formation de journaliste, vous êtes très attentif à l’actualité et à l’évolution du monde. Lanfeust est réputé appartenir à un genre purement de divertissement, est-ce qu’il ne s’y cache pas une certaine vision du monde ?

C. A. : ça a toujours été présent dans mon écriture, dès Les maîtres cartographes. Dans aucune de mes séries il n’y a d’histoire de Roi, de Reine, d’héritier… et dans à peu près tous mes univers, chez les « gentils » le pouvoir est aux mains d’un collège d’intellectuels. Plus ou moins en train de se chamailler, c’est vrai, je viens d’une famille de profs de fac, j’ai vu comment ça se passe (rires). Le pouvoir est chez les sachants, ça fait partie du sous-texte du monde de Troy dès le départ.

Le second point concerne les pouvoirs magiques : chacun les a indépendamment de sa naissance, c’est complètement au hasard qu’un pouvoir est puissant ou de moindre importance. Et la puissance du pouvoir ne va pas hiérarchiser son possesseur dans la société, il va juste être utilitaire. Ce sont des choses qui n’ont l’air de rien mais que j’ai toujours voulu faire passer.

Oui, la dimension divertissement est primordiale ; si on veut faire passer un message sur le fond de manière efficace, on a intérêt à divertir pour que les gens nous lisent jusqu’au bout. Au départ je pensais que le public de Lanfeust était un public de collégiens et lycéens, il se trouve que c’est même plus jeune, et mine de rien c’était le moyen pour moi de leur donner comme standard ce genre de civilisation assez égalitaire. Ce sont des petits messages - message est un grand mot – mais donner à ce jeune public ma vision du monde tel qu’il devrait être (avec le plaisir du démiurge de mettre des bâtons dans les roues de cette société pour montrer quelles peuvent aussi être ses dérives).

Il y a des choses que peu de lecteurs ont vu mais où je m’amuse énormément à la fin de Lanfeust Odyssey. Ça n’est pas une grande surprise d’apprendre que je ne suis pas un grand fan des religions en règle générale, et là on a une déesse très mortifère qui a pris le pouvoir et la religion est partout. Je me suis amusé à faire le combat final avec un golem géant fait de livres agrégés, et cette montagne vivante de livres arrive à vaincre le mal. C’est un ensemble de petits trucs inconscients que je plante là et auxquels je tiens. Si je devais écrire pour simplement divertir, je pense que je m’ennuierai beaucoup.

On sait que René Goscinny fait partie de vos références, au moins sur la construction de page pour le seul plaisir du calembour. C’est un moyen pour vous d’éviter la routine dans l’écriture ?

C. A. : j’adore ce type de page comme celle dans Astérix où Goscinny prend toute une page pour amener Obélix qui « sert à un demi » (ndlr : Astérix chez les Hélvètes).

Je sais où je veux aller dans mes histoires et ce que je veux raconter mais je m’autorise beaucoup de digressions pour amener ce genre de gags.

En réalité pour moi l’intrigue est secondaire, ce qui est important c’est le fond et les personnages, grosso modo on sait que c’est les gentils et qu’ils vont gagner à la fin. Lanfeust est là pour sauver le monde, il va faire son boulot. Les méchants auxquels il fait face peuvent m’intéresser beaucoup plus par ce qu’ils essaient de modifier dans l’équilibre du monde.


J’improvise beaucoup dans l’écriture sur l’aspect anecdotique de l’aventure, je n’ai pas de scénario complet que j’envoie au dessinateur, je n’écris qu’avec quelques pages d’avance, ce qui permet de faire du ping-pong entre nous. Ainsi, à un moment dans Lanfeust des Etoiles, les personnages sont dans un petit village et j’écris dans le scénario « ils partent du village, les gens leur donne des provisions, et des armes, et les surchargent de bouffe… ». À ce moment Didier colle une poule et une chèvre en plus dans les cadeaux des villageois, et commence alors un petit jeu entre nous où j’essaie de me débarrasser de la poule et de la chèvre et Didier trouve toujours un moyen de les ramener malgré tout. On s’est amusé avec ces deux animaux qui sont finalement arrivés à se maintenir durant 2-3 albums ; et à la fin, cette poule que j’ai essayé de trucider 18 fois, je l’utilise pour sauver l’univers.

Tout le monde croit que c’était prémédité depuis le début. Or ce qui était prémédité, c’est ce que je voulais raconter, mais pas forcément la manière dont ça allait se passer. C’est cette surprise permanente qui permet de conserver le plaisir de la narration.

C’est pour cela que j’évite d’écrire des synopsis trop détaillés. Sauf pour le prochain Lanfeust où j’ai gardé la place pour m’amuser, mais j’ai un synopsis au cordeau parce qu’il s’agit d’un voyage dans le temps, avec plusieurs Lanfeust réunis provenant de plusieurs vagues temporelles, c’est le genre de chose où je ne dois pas planter l’horlogerie.

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