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Le Voyage d’une époque

Dans Route 78, Éric Cartier s’est associé à Audrey Alwett pour raconter ses souvenirs d’un voyage aux États-Unis à la fin des années 70. Un véritable portrait d’une époque, en stop et en galère, de New York à San Francisco via la route….

La Boucle

Route 78 raconte une aventure très personnelle que vous avez vécue dans les années 70. Qu’est ce qui vous a poussé à vouloir la raconter maintenant, en BD ?

Éric Cartier : C’est quelque chose que je racontais souvent en soirée, comme on raconte ses exploits en colo, à l’école, etc. Et Audrey Alwett, au cours d’une de ces soirées, comme il y a un décalage de génération, ça l’a un peu intrigué cette histoire. Et vu qu’elle est très maligne, elle s’est pointée deux jours après avec un début de narration. Et c’est vrai que ça faisait pas mal d’années que certains amis scénaristes me disaient que je devrais le raconter en BD.

Mais pendant longtemps, je n’en voyais pas vraiment l’intérêt : ce n’étaient que des anecdotes. C’est en cours de route que le projet a pris forme, réellement ! Audrey a vraiment pris le bout de la pelote de la narration ! C’est elle qui a choisi de faire commencer l’album par un flashback. Ça a été l’ouverture vers la narration.

Au bout d’un moment je me suis rendu compte (et c’est là la perversité des filles qui sont tellement intelligentes et qui nous sont tellement supérieures) qu’elle avait un sale plan ! [rires] C’est à dire que ce n’était pas les anecdotes qui l’intéressaient, c’était l’histoire complète. Puis, en dessinant ma copine, je me suis brusquement rendu compte que c’était parti, que j’avais commencé, que j’étais en train de parler de nous. C’est un bouquin égoïste parce c’est pour moi l’occasion d’offrir quelque chose à ma muse. Qui ne supporte pas qu’on lui offre des fleurs ou qu’on l’invite au resto !

En même temps, c’est aussi une question de parcours. Il y a des moments où l’on repense à d’autres périodes de sa vie. Mes gamins ont 20 ans cette année et je dessine sur mes 20 ans parce que mes enfants s’envolent comme je me suis envolé. C’est une boucle.

Qu’est ce qui vous a poussé à partir aux États-Unis à cette époque ?

La fascination pour la côte Ouest. J’étais frappé par l’école psychédélique artistique de l’époque, et évidemment, par les comix ! Je suis un pur produit de la BD jeunesse franco-belge, mais plutôt que de virer sur les comics de super-héros une fois ado, ce qui m’a tapé dans l’œil c’était Shelton, Crumb, Vaughn Bodé, etc. C’était ce que j’aimais : de la BD en prise avec le réel. Qui peut être totalement bourrin militante, totalement décadente, mais qui parle de société et de politique. C’était nouveau, ça faisait rêver ce pied de nez permanent.

On avait conscience que c’était une période où les temps changeaient. Dans une discussion que j’ai eu avec Audrey, elle m’a dit « Vous aviez de la chance, vous aviez des rêves à l’époque ». Et ça m’a frappé de voir l’image que l’on se fait d’une génération. Il y a autant de guerres maintenant qu’à l’époque, autant de réactions, autant d’intelligence. Mais on le voit moins, parce qu’il y a eu un échec de la contre-culture sur certains points. On n’était pas tous des révolutionnaires, on faisait nos trucs. Mais c’est vrai qu’il y avait un mouvement, une inspiration.

« Le plus intéressant chez moi, c’est ma femme »

Comment avez-vous fait pour restituer l’ambiance de cette époque ?

C’était vraiment le corps du boulot. C’est bizarre la mémoire : on a toujours l’impression de se rappeler, mais en fin de compte on survole les souvenirs. Lorsqu’on essaie de se fixer sur un souvenir précis, c’est difficile de retrouver l’intégralité des détails.

D’abord, j’ai travaillé exclusivement sur de la musique d’époque. C’est un plaisir de redécouvrir un morceau que tu as écouté à 17 ans avec deux pétards dans le nez dans une piaule au fin fond du Larzac. Donc une immersion, également au niveau des films, de la photo, etc. Mais de toute façon, la culture franco-américaine a toujours été mon terreau et la base de ma bibliothèque !

J’avais aussi envie de prendre le lecteur pour l’immerger dans le bouquin. C’est un livre caméra à l’épaule, proche des personnages. Mais comment créer l’émotion sans être putassier ? Honnêtement, je me suis demandé pendant quelques temps dans quoi je m’étais embarqué ! Je pense qu’au final, je me suis un peu inspiré de la démarche de Jim Jarmusch, ou de ce type de cinéma indépendant américain, très immersif.

Il y a eu aussi beaucoup de recherche de documentation, pour retrouver les designs exacts des objets, des bâtiments, des vêtements, etc. J’ai aussi été influencé par Les Petits Riens de Lewis Trondheim, une approche de l’autobiographie que j’adore, même si ce n’était pas exactement ce que je voulais faire avec Route 78. Et puis, dans le fonds, comme disait je ne sais plus qui, ce qu’il y a de plus intéressant chez moi, c’est ma femme ! C’est pour cela que c’est mon héroïne.

On a fait une bonne vingtaine de voyages ensemble, dont les États-Unis, qu’on a refait 2 fois. Et ça n’a pas dégoûté Patricia de faire du stop ! C’est donc une BD un peu égoïste, mais je pense que c’est le meilleur moyen de toucher les gens. Quand j’ai fait mes premières BD d’humour, c’était pour ne pas aller à l’usine, rester une personne intègre et si possible, faire marrer les autres. La démarche est aussi égoïste finalement !

Est-ce que cela a été difficile de retrouver vos « personnalités » de l’époque ?

Ça non, si on est ensemble depuis 38 ans c’est parce qu’on a pas tellement changé ! Si on est bien dans ses baskets, on ne change pas fondamentalement. Je tiens quand même à préciser que je n’étais aussi naïf et candide que dans la BD ! Bon, je l’étais quand même…

Il y avait finalement beaucoup de naïveté à cette période. On était confiants, et je pense que ça nous a préservés. Plus jeune, je pensais qu’il ne nous était rien arrivé de grave parce qu’on assurait, mais rétrospectivement, je pense qu’on était protégés par notre naïveté, on devait être assez désarmants en fin de compte ! Il aurait fallu être un psychopathe pour vouloir nous faire du mal.


Ou un anti-communiste forcené ?

C’est vrai ! Et c’est une constante américaine. Et encore ! Au fil des années, j’ai rencontré des amis, de vrais gauchistes américains, qui lisaient The Guardian ! Sous Reagan, tu trouvais dans The Guardian des infos qui n’étaient nulle part ailleurs, pas même en France. Toute la période Nicaragua, les trafics d’influence en Amérique du Sud, les coups d’État, etc. Reagan, on le voyait comme une marionnette sous la coupe de son administration à l’époque !


Que retirez-vous de cette expérience et de l’écriture de l’album ?

Ce sera pratique si un jour je me tape Alzheimer [rires]. Sinon, ce plaisir égoïste que j’évoquais avant. Et pour moi c’est cela. J’aime toutes les BD. La BD que je pratique, c’est une manière de vivre. J’adore les voyages de Jano, j’adore la candeur de Margerin quand il parlait de Rock’n Roll. Si c’est un 9e art, c’est ce qui m’intéresse. Parler du réel, mais surtout parler de sentiments. Dire à tous mes potes en santiags et en perfecto « Ouais, je suis une fleur bleue, et je vous emmerde ! » [rires].

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