Tandis que les gentlemen font bonne chère dans les clubs londoniens, les enfants pauvres se tuent dans leurs usines… Une trame historique pour un album horrifique, évocateur des monstres de l’enfance… Valérie Mangin est revenue avec nous sur sa nouvelle série atypique Le Club des prédateurs !
De la violence de l’Histoire à celle du conte...
Comment est né le projet du Club des Prédateurs ?
Valérie Mangin : J’avais gardé à l’esprit Petit Miracle, cette histoire j’avais écrite avec Griffo : à la veille de la Révolution française, un petit garçon naît la tête séparée du corps.. Je voulais refaire un conte horrifique, pas forcément fantastique, qui se situerait vers cette époque, de la fin du XVIIIe au XIXe siècle.

Concrètement, pour son élaboration, j’ai choisi Steven Dupré, le dessinateur. Comme il habite en Espagne, on a beaucoup travaillé par internet.
Pourquoi avoir choisi spécifiquement le XIXe siècle ?
J’ai toujours aimé la période moderne : ma thèse portait sur le XVIIIe siècle et, entre autres, sur la peine de mort. D’ailleurs dans Petit Miracle, le petit garçon finit par inventer la guillotine ! Le Club des Prédateurs en est un prolongement. Je voulais savoir : les adultes de la fin du XVIIIe siècle, issus de la société qui naît avec la Révolution, d’abord politique, ensuite industrielle, que deviennent-ils ?
Vous en faites ressortir un aspect très noir…
Oui car pour moi cette période est extrêmement sombre : on est au pire moment de la Révolution industrielle ! Et c’est en Angleterre qu’elle est allée le plus vite et le plus loin. Si l’industrie et le capitalisme sont alors très développés, il n’y a pas encore de garde-fous, c’est-à-dire qu’un patron sans scrupule peut vraiment exploiter ses ouvriers au-delà de tout !

Dès 7 ou 9 ans, les enfants vont dans les fabriques où ils travaillent entre 9 et 10 heures par jour, tous les jours. Par la suite, les grandes luttes sociales ont mis des barrières à cette exploitation : il ne faudrait surtout pas revenir à ce versant très sombre, mais réel, de l’Histoire.
Y a-t-il des sources précises qui vous ont inspiré ?
Pour l’ambiance générale, j’ai beaucoup lu Dickens mais l’’intrigue est surtout symbolique. La notion d’exploitation y est poussée à son dernier niveau ! Si l’on traite les humains comme des animaux à l’usine, on peut très bien les traiter comme des animaux ailleurs. Je montre le Londres qui a inspiré Karl Marx. Toutes les doctrines qu’il écrit par la suite sont des réactions à la dureté de cette société.

Si le héros, Charles, est mis en scène avec l’ouvrage De l’inégalité des races de Gobineau c’est parce que ce genre de livres circulait à son époque. Une partie des grands capitalistes justifiait son exploitation des autres humains en se pensant leur être intrinsèquement supérieurs ! Ils considéraient que les pauvres sont pauvres parce qu’ils le méritent bien, parce qu’ils sont ivrognes, dégénérés, etc.
Bien sûr, il est compliqué d’intégrer ce genre de raisonnements dans une histoire. Il faut être très clair avec ce que l’on essaye de montrer, d’où la violence du récit ! Parfois en allant plus loin, on rend les choses plus claires : on montre par la pratique ce que la théorie veut dire et l’horreur qu’elle porte en elle !
Un nouveau souffle dans la série d’horreur
Pourquoi prendre un point de vue enfantin dans une réalité aussi dure ?

Parce que justement ce sont les victimes par excellence ! Souvent on se place du point de vue du prédateur parce qu’il est intelligent, fascinant… Mais les victimes peuvent être aussi intéressantes que leurs bourreaux ! Ici le récit est ramené à leur niveau, ce sont elles qui souffrent et qui doivent être eu cœur des préoccupations.
Le point de vue des enfants correspondait à l’ambiance un peu irréelle recherchée. Ils n’ont pas encore compris la réalité des choses, croient encore au merveilleux... Pour eux, un criminel est nécessairement sorti d’un conte de fées ! Il y d'ailleurs beaucoup de référence aux contes : les animaux, Liz la princesse et Jack le ramoneur, Peter et ses frères qui ressemblent à la famille du Petit Poucet... Ce merveilleux tempère la réalité dramatique qu’ils vivent au quotidien. Et le jour où ils seront confrontés à cette réalité, où l’on sortira du conte, ce sera d’autant plus choquant !
Elizabeth et Jack restent des personnages réalistes. La révolte de Jack est inventée mais j’imagine qu’elle devait exister. Les adolescents qui subissaient son type de vie ne restaient pas tous stoïques mais ils étaient impuissants, personne ne faisait attention à eux… au mieux !
En regard de ces enfants, comment avez-vous créé les personnages adultes, particulièrement les prédateurs ?
Je les voulais effrayants car ce qu’ils font l’est ! En même temps, ils ne sont pas des surhommes, ce que les tueurs en série incarnent souvent, mais au contraire ils pourraient être n’importe qui. Charles est un bon père, mais cela ne l’empêche pas de maltraiter les autres. Quand je lis des chroniques judiciaires, l’aspect normal de la vie des meurtriers me fascine ! Ils ont une famille, un travail, font des barbecues avec leurs voisins… et, à un certain moment, ils tuent.
Qu’en est-il des choix graphiques ?
Steven s’est beaucoup documenté. Il s’est inspiré des gravures et des bâtiments existants. En dessinant, il s’est aussi beaucoup amusé avec les voitures ! Pour ma part, je voulais un dessin semi-réaliste, un trait rond, pour aider le lecteur à avoir du recul par rapport à la dureté de l’histoire.

La misère londonienne traitée de manière uniquement réaliste aurait pu être sordide du début à la fin, et on se serait peut-être moins attaché aux protagonistes. J’ai beaucoup aimé la scène sur les toits car c’est aussi ça l’univers enfantin. Qu’importe où ils vivent, ils gardent ces bouffées d’air frais vers un autre monde, idéal et bienveillant avec eux.
Comment retourne-t-on à des projets personnels quand on a travaillé sur des reprises d’univers très connu comme Alix ou Kaamelott ?
Je pense que travailler sur l’univers de quelqu’un d’autre m’a fait réfléchir à ma pratique globale de la bande dessinée et à me confronter au style d’un grand maître. Mais pour Le Club des Prédateurs, l’ambiance et le public sans doute, sont tellement différents d’Alix que je ne pense pas que l’un des univers ait pu interférer sur l’autre.
Il est vrai que le cadre historique est un point commun… mais c’est comme tout ce que je fais en bande dessinée. Avec ma formation d’historienne, quand je pense un projet BD, c’est immédiatement dans un cadre histoique précis ! Ce n’est même pas une question pour moi !

Comment la lutte des enfants et des prédateurs va-t-elle évoluer ?
Les enfants vont réagir bien sûr ! Mais les autres ne vont pas se laisser faire ! Mais c’est une autre histoire… La série sera en deux tomes, et le prochain tome sera dans un an ! Normalement !
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