Munie de sa répartie dévastatrice, Philippine Lomar part défendre la veuve et l’orphelin dans Scélérats qui rackettent, le premier épisode de ses enquêtes. Sans les passer à tabac, nous avons interrogé ses deux auteurs, Dominique Zay et Greg Blondin, sur ce personnage haut en couleurs !
La nouvelle génération du polar
Vous voilà réunis dans une deuxième collaboration ! Comment celle-ci a-t-elle vu le jour ?
Greg Blondin : Dominique et moi nous sommes associés la première fois pour travailler sur la BD La crise, quelle crise ?. On s’est tout de suite entendus ! Quelques temps après, Dominique m’a recontacté pour travailler ensemble sur Philippine Lomar. J’ai lu le script et j’ai trouvé qu’il collait bien à mon dessin, alors le projet s’est vite lancé.
Dominique Zay : J’ai fait beaucoup de polars jeunesse et je traînais un projet de roman intitulé Philippine Lomar. Seulement j’avais du mal à exploiter ce personnage en littérature. L’héroïne que j’avais inventée ne demandait qu’à s’épanouir et la BD répondait à cette urgence !
Dominique, vous n’êtes pas à votre premier polar. Qu’est-ce qui vous attire dans cet univers noir ?
Dominique Zay : J’ai été biberonné à cette culture. Grâce à elle, j’ai ensuite découvert la littérature « blanche ». Dans sa narration, j’ai toujours aimé l’idée de basculement, le fait que les personnages arrivent toujours au mauvais endroit, au mauvais moment. Cela instaure une ambiance unique en son genre, que je tente de retranscrire dans mes romans, ainsi que dans mes chansons et pièces de théâtre. Je me suis même essayé à la BD noire, grâce à ma collaboration avec le dessinateur Got sur le Baron Noir.
L’univers de Philippine Lomar emprunte énormément d’expressions et de mimiques aux œuvres policières…
Dominique Zay : Mes auteurs préférés sont Jim Thompson, Raymond Chandler et Thomas H. Cook. J’ai énormément puisé dans leurs personnages pour les réinjecter dans Philippine. D’ailleurs le nom de Philippine Lomar est tiré de celui de Philip Marlowe [détective privé, célèbre héros récurrent de Raymond Chandler N.D.L.R.], dont j’ai inversé les syllabes.
Le choix d’une fille pour ce personnage n’est pas dû à une influence littéraire. J’avais envie de montrer qu’un personnage féminin pouvait être courageux, intuitif, sans dire systématiquement qu’il a « des couilles », au même titre qu’un homme pouvait être sensible sans se faire taxer de femmelette. J’ai donc travaillé le personnage, afin de lui donner cette facette de détective dure à cuire que je cherchais.
Greg Blondin : Pour dessiner Philippine, j’ai grappillé certains éléments vestimentaires de gamines croisées lors de quelques ateliers. Parmi elles, il y en avait toujours une au style « garçon manqué » qui me rappelait fortement le personnage. Pour Mok, l’ami de Philippine, je me suis inspiré d’un ami de cité afin de lui insuffler ce côté gentil voyou.
D’autres personnages rassemblent des traits que j’ai pris à certains acteurs : Depardieu a inspiré l’oncle Gégé par exemple. J’ai créé mes personnages en amalgamant plein de gens que j’ai vus et fréquentés, tout en respectant les descriptions de Dominique.
L’écriture d’un roman noir diffère-t-elle de celle d’une BD noire ?
Dominique Zay : Écrire une BD polar demande une technicité particulière. Il faut réfléchir à la disposition des visuels de la première case ouvrant la page de gauche, à la dernière case terminant la page de droite. Certains passages ont pris plus de place que prévu, d’autres ont été évincés. On a passé le plus de temps de réalisation sur ces effets. La moindre inattention peut gâcher le rythme du genre policier, basé sur le suspense et le sentiment d’alerte.
Greg Blondin : Il y avait certaines scènes auxquelles j’aurais bien consacré quelques cases de plus, notamment les descriptions comme celle du restaurant chinois. Dominique a le don pour installer un décor avec des phrases qui claquent bien aux oreilles. Mais le format BD en a décidé autrement…
Philippine, la porte-parole des oubliés
Derrière le monde tapageur de Philippine Lomar se cachent certains messages liés à des questions sociales…
Dominique Zay : Le polar a toujours éclairé les zones d’ombre de notre société. Il présente des quartiers peu fréquentés, ou les métiers dont on ne parle pas. J’ai voulu suivre cette posture dans la bande dessinée, en abordant sur un ton léger et humoristique des sujets assez grave : le racket, l’Alzheimer, l’absence d’un père...
On sent qu’au-delà de la BD vous êtes chacun touché par ce genre de problématique…
Greg Blondin : J’ai toujours vécu dans le quartier Nord d’Amiens, réputé « difficile ». J’ai fréquenté son école, j’y travaille, je suis donc bien inséré dans ce mode de vie. Il me fournit pas mal de matière aussi bien dans les sujets abordés dans mes livres, que dans leurs décors. La cité où réside Philippine est clairement tirée de mon quartier d’enfance. J’ai même repris certains endroits d’Amiens et de ses alentours comme la cathédrale pour aménager un cadre visuel au récit.
Les ateliers que je donne pour l’association On a Marché sur la bulle m’aident aussi beaucoup ! Je suis ravi de sortir de mon bureau et apprendre à dessiner auprès des jeunes, qui me permettent par la même occasion de me tenir à jour des tenues vestimentaires, de leurs attitudes. Cela m’évite de diffuser une vision des jeunes d’aujourd’hui dans laquelle ces derniers ne se reconnaissent pas.
Dominique Zay : Je réalise beaucoup d’interventions dans les quartiers chauds d’Amiens, ainsi que dans des prisons et hôpitaux psychiatriques. J’y rencontre des personnes en difficulté et les interroge, ce qui nourrit énormément mon travail scénaristique. Une fois je suis allé à la maison d’arrêt d’Amiens dans laquelle j’ai vu des détenus clamer leur innocence. Je leur ai répondu que ça ne m’intéressait pas de m’entretenir avec eux dans ce cas-là, vu qu’ils n’avaient rien à me raconter. Ils m’ont tout de suite rattrapé ! [rires]. Et c’est là qu’ils m’ont raconté leur quotidien, de ce qu’ils mangent, à ce qui les motive à verser dans le crime.
Quand j’écris un polar, il est très important de savoir les raisons qui poussent les individus à tel ou tel agissement. La BD reportage fonctionne aussi sur ce mode, ce qui le rapproche du genre noir à mes yeux. Les deux s’approprient les procédures d’enquêtes journalistiques, voire de sciences sociales pour nourrir leur récit.
Insérer des thématiques aussi sensibles dans une BD jeunesse est un défi compliqué… Passer par les yeux d’un enfant les rend-elles plus abordables ?
Dominique Zay : Oui et non. J’ai envie d’armer les gamins contre les dures réalités de notre monde : la drogue, la dépression, la violence conjugale. Mais en même temps je n’ai pas envie de les dégoûter de ce monde-là. J’ai beaucoup de fois eu à jongler avec ces deux idées quand j’écrivais des polars jeunesse. Cela m’a amené à passer les scènes de violence : même si je ne suis pas fou des contrechamps sur la violence, je n’ai pas besoin de voir une cervelle éclatée pour comprendre qu’un type s’est fait tirer dans la tête.
J’utilise ce procédé dans mes romans aussi bien jeunesse qu’adulte, en ménageant des moments de respiration comme les scènes entre Philippine et sa mère. Elles me permettent d’approcher ces sujets de manière comique. Je suis de l’école des pirouettes, j’essaie de mettre des paillettes là où il n’y en a pas vraiment !
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