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Sonder l’autre qui est en nous

Une idylle sous le soleil méditerranéen débouchant sur un meurtre, et une descente infernale dans la folie, accompagnée d’un frère jumeau mort depuis longtemps. Tel est le parcours tortueux que va emprunter Peppo, héros du roman graphique Je suis un autre. Ses auteurs, Rodolphe et Laurent Gnoni nous en disent plus sur la genèse de ce récit humain et inquiétant.

Les tourments humains au cœur du récit

De quoi est née cette collaboration ?

Laurent Gnoni : De notre éditeur chéri qui nous a mis relation ! Il avait le scénario de Rodolphe sous la main et il pensait que mon dessin collerait bien par rapport à ce que j’ai fait dans Camus, entre justice et mère. On a donc fait un petit essai et je me suis totalement approprié son histoire. Et c’est comme ça que le projet est parti sur les rails !

Comment s’est déroulée la composition de la BD ?

Rodolphe : Parmi toutes les collaborations, il y en a qui fonctionnent bien, d’autres très bien, d’autres assez mal et puis d’autres sont de véritables osmoses ! Avec Laurent, on a tout de suite été sur la même longueur d’ondes.

Laurent Gnoni : Rodolphe et moi avons adopté une façon assez classique de travailler. Il me propose un découpage, je dessine. Pour que le crayonné ne soit pas trop poussé et que le premier jet puisse servir d’appui, je lui envoyais seulement les pages terminées. Ce qui est assez délicat pour un scénariste, parce qu’il aimerait avoir son mot à dire... mais en même temps j’avais besoin de ça !

Heureusement, Rodolphe était assez satisfait du résultat, il y avait juste quelques retouches mineures. Comme je travaille sur ordinateur, je savais qu’elles seraient simples à faire. D’ailleurs cette méthode m’a permis de jouer avec ses idées, les pousser un peu plus loin pour le surprendre à certains moments. Et ça ne manquait pas car j’étais son premier lecteur et vice-versa. C’était comme un petit jeu entre nous !

Dans Je suis un autre, on suit Peppo, un adolescent qui semble atteint de troubles schizophréniques. Quelle tournure vouliez-vous donner à cet aspect, souvent abordé dans la fiction ?

Rodolphe : Je raconte surtout l’histoire d’un ado qui a des difficultés et qui ne s’en rend pas forcément compte. Je décrirais plus ce que Peppo « a » comme une forme dualité. Je pense notamment à ce dessin de Hergé qui représente Capitaine Haddock devant une bouteille de whisky avec à ses côtés un petit Haddock angelot et un autre déguisé en diable, qui représentent respectivement la tentation et la résistance. En réalité, on porte tous cette dualité en nous.

Laurent Gnoni : Je ne vois pas non plus en Peppo un véritable schizophrène, juste un gamin lâché sans cadre ni repères, qui doit traverser de nombreuses épreuves, une véritable souffrance. Seuls la psychanalyste et son bon vieux copain Hugo lui servent d’appuis. Et c’est cette solitude qui fait partie des choses amorales à mes yeux. Il ne s’agit pas d’une BD clinique sur la schizophrénie. Toutefois on décèle quelques références aux travaux psychologiques...

Rodolphe : C’est vrai qu’à une époque je dévorais tous les livres de Freud, un partie de Hume, car c’était dans l’air du temps ! Mais j’ai sensiblement tout oublié. [Rires] Cependant il est vrai qu’en mettant en scène la figure de la psychanalyste, des souvenirs sont revenus...

On sent également une ambiance très fortement imprégnée par le fantastique...

Rodolphe : Un peu comme en psychanalyse, j’ai lu à peu près tout ce qui se faisait en littérature fantastique, d’Apulée jusqu’à Stephen King, en passant par Ann Radcliffe. Tous ces écrits ont dû teinter les propos et nos images de Je suis un autre. Mais ce ne sont pas des références qu’on étale. On baigne dedans jusqu’à ce que ces images de lecture ressurgissent dans notre écriture.

Dépeindre la dualité

Comment est advenue la figure des jumeaux adolescents pour aborder le dédoublement du héros ?

Rodolphe : L’idée du frère est tellement présente qu’elle en devient réaliste, mais elle amène en même temps cette contradiction qui réside chacun d’entre nous. L’adolescence permet aussi d’accentuer cette dualité, car on oscille entre deux pendants. D’un côté, la vie d’adulte vers laquelle tend Peppo, marquée par les rites d’initiation à la vie amoureuse, à la sexualité. De l’autre côté, il y a cet enfant qui le freine et le maintient dans l’insouciance des parties de pêches, des balades en bateau. Cette bagarre qui rugit en nous à cette période commence d’ailleurs dès le début du récit.

La dualité est aussi pensée par les décors…

Laurent Gnoni : On alterne effectivement entre la Méditerranée solaire et le Nord plombé par le froid. Ce que j’aime bien avec l’histoire de Je suis un autre, c’est qu’il n’y a pas de lieu précis. On est à Nordland et en Méditerranée, sans plus de précision. C’est les sensations que nous inspirent ces endroits qui comptent. Et c’est vrai que j’ai vraiment fait en sorte d’interpréter ces ambiances à travers ma palette.

Rodolphe : L’époque n’est pas déterminée non plus. Le lecteur peut à la rigueur deviner une ambiance empruntée aux années 50... Ça permet à chacun d’interpréter l’histoire comme il le souhaite.

Laurent Gnoni : Ça évite aussi de tomber le schéma de la BD réaliste historique et, à mon goût, de tomber dans une certain lourdeur du dessin. Je tenais vraiment à ce que le mien soit aussi enlevé que possible.

Comment ont été composés les personnages ?

Laurent Gnoni : Ils ont été travaillés rapidement. L’idée des jumeaux au nez pointu est venue assez spontanément. Pour moi, c’était une façon de les démarquer des personnages plutôt réalistes. Donner à Peppo des traits aigus, de grands yeux d’enfant me permettait aussi d’alterner entre des airs doux et inquiétants. Des personnages comme Hugo, le vieux briscard, ont été plus évidents à composer car ils sont archétypaux. Celui de la psychanalyste a demandé plus de temps car il fallait une certaine élégance et retenue, ce qui demandait une plus grande réflexion, comparé à Edwige...

Rodolphe : C’est vrai que cette dernière incarnait plus une initiation amoureuse et sexuelle, tandis que la psychanalyste est davantage une figure maternelle : il fallait travailler cette subtilité.

D’autres projets ensemble après cette collaboration ?

Laurent Gnoni : On attend pour l’instant le feu vert pour notre projet Lune Verte. On y raconterait d’un lieu où les petites gens vivent en dessous et les plus riches qui vivent au-dessus, divisés par une brume créée par les fumées d’usines. Le récit se concentrerait sur les habitants du dessous, qui essaient de s’en sortir par bien des moyens dans un monde qui les laisse de moins en moins exister. Chacun aurait sa propre quête et cela promet une grande galerie de personnages.

Rodolphe : Pour résumer : une collection de barges sous une lune verte, aussi bizarres qu’attachants ! [Rires]

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Commentaire (1)

Merci à Laurent, Rodolphe et Virginie pour cette Interview lors du festival d'Angouleme 2018.

Le 24/02/2018 à 19h26