320 pages de secret de famille, de maître chanteur, d’ogre et de golem, d’échos de la Résistance, d’homme à six doigts, de créature corbeau, qui se lisent avec gourmandise, c’est L’Homme gribouillé, de Serge Lehman et Frederik Peeters. Le duo trois étoiles embarque le lecteur dans une intrigue qui remonte à la nuit des temps. Nerveux, ample et captivant.
Tout comme le scénario de L’Homme gribouillé, la genèse de l’album remonte un peu à la nuit des temps. 2012 précisément pour la rencontre entre Serge Lehman et Frederik Peeters. Le scénariste vient de lire la série RG que le dessinateur a réalisée avec Pierre Dragon. Sa façon de dessiner Paris, lieu important dans l’histoire en gestation, le frappe. Le duo se forme en une soirée, après une discussion à bâtons rompus sur le projet. Mais celui-ci prend racine encore plus tôt, dans les années 1990, lorsque Serge Lehman imagine l’histoire du dernier ogre d’Europe.
C’est en 2015, après que Frederik Peeters eut terminé la série Aâma, que les deux hommes se lancent dans l’écriture. Le scénariste réalise alors un synopsis détaillant la totalité du récit, sans dialogues ni découpage, tenant compte des remarques du dessinateur. Puis chacun écrit alternativement une scène (celle du bar pour Frederik, celle du dîner chez Maud pour Serge et ainsi de suite) en créant les dialogues et un squelette de découpage, Frederik se réservant le travail de mise en scène au moment de mettre en images. Résumer l’intrigue sans trop en dire est délicat. L’histoire se déroule à Paris en 2015 et concerne un noyau familial soudé, composé de trois générations de femmes : Clara la fille, lycéenne, Betty la mère, maquettiste dans une maison d’édition, et Maud la grand-mère, écrivaine. Tout bascule lorsque Maud fait un AVC et tombe dans le coma. Frappe alors à sa porte un curieux et inquiétant personnage, à l’allure de corbeau. Un certain Max qui réclame un paquet que devait lui apporter la vieille dame. Betty et Clara vont devoir démêler l’écheveau d’une famille pleine de secrets et se rendre au fin fond du Doubs pour venir à bout d’une menace immémoriale.
Thriller fantastique, L’Homme gribouillé mêle enquête, toile de fond mystique, surnaturel, dessin et découpage remarquables, dans un Paris rincé par des pluies diluviennes puis un village ravagé par des glissements de terrain. Mais la fiction est-elle si éloignée de la réalité ? Deux mois après avoir ficelé le scénario, une crue de la Seine inonde la capitale. Quelques semaines après avoir rendu les planches, un village est partiellement détruit par un glissement de terrain à la frontière italo-suisse. Où est le hasard ?
ENTRETIEN AVEC FREDERIK PEETERS
Quelle est votre touche dans cette histoire à quatre mains ?
Serge apporte les choses les plus compliquées, l’âme, un arc narratif hyper efficace, les personnages. Ce que j’apporte, c’est le côté burlesque, comme dans les films des Marx Brothers ou les premiers Cary Grant. La scène de la station-service, le début avec le crapaud sont des exemples de ces petites touches de comédie que j’ai pu ajouter par crainte de faire quelque chose de trop pontifiant. Et puis j’apporte aussi l’idée de faire un manga européen, dans le rapport à l’écoulement du temps.
On retrouve votre goût pour les éléments un peu surnaturels. En revanche, on vous associe moins à toute la partie liée aux religions.
Nous sommes athées tous les deux, mais j’ai été élevé dans une culture non religieuse alors que Serge est plus connecté à cette culture séculaire. C’est un mystique, moi non. C’était un petit jeu entre nous en formalisant le scénario. Quelle distance avons-nous – et les personnages – avec les manifestations mystiques, paranormales ? Betty au caractère cartésien, c’est moi. Serge, lui, avait envie d’y aller à fond. Alors que de mon côté, j’essaie de me convaincre que l’irruption d’un fantastique mystique dans un quotidien contemporain est ridicule. Si on se met à la bonne distance, on voit que tout cela est ridicule.
Pourquoi avez-vous choisi le noir et blanc ?
Parce que L’Homme gribouillé est un manga européen gothique. Très vite le noir et blanc s’est imposé. Je n’ai jamais visualisé l’histoire en couleurs. Et puis on n’en a pas besoin. L’action se déroule pendant l’hiver en France et parfois de nuit. En revanche, il fallait de la lumière, donc des niveaux de gris. Un moment j’ai eu le fantasme d’utiliser de la trame comme dans les mangas, mais techniquement c’était trop long à réaliser et le livre comporte énormément de cases.
Est-ce que ça a été un plaisir particulier de dessiner cette tribu de femmes ?
C’est un des arguments qui m’a embarqué au début. Les personnages principaux et puissants sont des femmes, sauf Fabien le psychogéographe. Les hommes sont à la ramasse. J’ai envie qu’il y ait davantage de personnages féminins intéressants dans la bande dessinée. Mais attention, des protagonistes dont on oublie qu’ils sont des femmes. Je ne veux pas que le personnage porte un drapeau. L’antisexisme, c’est de ne pas créer un personnage féminin uniquement pour sa nature de femme.
ENTRETIEN AVEC SERGE LEHMAN
Comment est venue l’idée de L’Homme gribouillé ?
D’une lointaine conversation avec l’éditeur Patrice Duvic, sur la rénovation des grandes figures du fantastique – vampires ou zombies – qui avait lieu à l’époque. Je me suis rendu compte que l’ogre n’avait jamais été modernisé. Je suis parti sur ça. Et puis à cette époque je travaillais avec des psychologues scolaires. La figure de l’homme gribouillé qui revenait souvent dans les dessins d’enfants était la matérialisation de leurs peurs.
Vous placez Guy Debord et la psychogéographie dans une bande dessinée. Chapeau.
C’est un sujet que je connais bien, et que j’ai déjà utilisé dans Masqué. C’est un jeu poétique inventé dans les années 1950 par Guy Debord et les situationnistes. Une tentative de créer des cartes qui montrent les émotions ressenties à l’intérieur des villes. Une manière de remettre de la beauté dans les lieux urbains banals. On voulait que les personnages dans le couvent ne soient pas des scientifiques mais des psychogéographes (donc plutôt des poètes) pour ne pas emmener le récit dans la SF pure. On voulait rester dans un registre plus ambigu.
Pourquoi ce choix de centrer le récit sur une famille uniquement composée de femmes ?
En règle générale, mes personnages féminins sont plutôt meilleurs que les masculins, plus convaincants. Et puis ça collait bien avec le côté conte de fée noir de l’histoire. J’ai d’ailleurs moi-m’me été plutôt élevé par des femmes dans mon enfance. Avec L’Homme gribouillé j’ai un peu retrouvé ces souvenirs. Enfin, Betty emprunte beaucoup de traits à ma femme. Ce livre est écrit pour elle.
Le récit a beaucoup de fils rouges. Quelle est finalement la substantifique moelle de l’intrigue ?
Une grande partie de mon travail d’écrivain a été d’identifier la rupture de transmission qu’a connue l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, elle a fait table rase de son Histoire, après les traumatismes de deux guerres mondiales et un holocauste. Elle s’est construite politiquement sans aucune allusion à son passé. En Europe, il y a quelque chose qui nous manque. En France, particulièrement, la tradition fantastique a été balayée par le cartésianisme au début du XXe siècle. Les Anglo-saxons ont gardé ça. L’idée de vivre dans un monde où la magie est encore présente sous le vernis du quotidien. Cette transmission du merveilleux a été interrompue. Mon travail, c’est de retrouver ça dans mes récits.
Article publié dans le ZOO N°64 Janvier-Février 2018
Votre Avis