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Jaume Pallardo, auteur oracle

En 2014, Jaume Pallardó imagine un monde où tous les aspects de la vie seraient régis par une pandémie de fièvre rose. En 2020, les éditions La cafetière décide d’adapter La mort rose en français. En mars, la France se confine. Rencontre avec un auteur dont la fiction devient réalité ! 

Jaume Pallardó : Je suis professeur de dessins, je ne vis pas de la BD. Je fais ça par passion. Je n’ai pas la pression de le faire pour vivre mais je prends cela au sérieux. Je me fixe un nombre d’heures de dessin à faire par jour. Mais comme ce n’est pas mon métier, j’ai mis trois ans à finir l’album. Pendant un temps, je dessinais beaucoup plus et plus fréquemment alors j’ai tout arrêté et j’ai commencé à dessiner l’album par la fin : je ne voulais pas que l’on voie une évolution de style trop tranchée !

Comment vous est venu cette idée de fièvre rose ? 

J.P. : J’avais déjà fait des petites histoires mais j’avais envie de m’attaquer à une histoire longue. J’ai travaillé sur un scénario jeunesse, mais ça n’a pas marché. J’ai eu envie de faire quelque chose de plus libre. Je me disais : si personne n’est intéressé autant faire ce que je veux. J’ai commencé à travailler sur un scénario en octobre 2014 et à ce moment-là, en Espagne, il y a eu un cas d’Ebola. Une infirmière espagnole a été contaminée par un missionnaire tombé malade en Afrique. Il y a eu beaucoup de paranoïa dans les médias.

Une infirmière espagnole a été infectée par le virus Ebola en 2014

Une infirmière espagnole a été infectée par le virus Ebola en 2014
© Les Echos

Ça m’a beaucoup impacté. J’ai pris des notes et j’ai imaginé un monde qui devrait vivre avec une maladie aussi contagieuse. Ça me semblait amusant d’imaginer un monde où les gens doivent sortir en combinaison.

C’est une histoire dystopique et politique… mais aussi d’amour !

J.P. : Au début, l’histoire d’amour c’était un peu une private joke. Beaucoup d’auteurs de BD sont des solitaires ou ont des chagrins d’amour, donc c’était rigolo pour moi de le mettre avec le thème dystopique. Je me suis rendu compte ensuite que ce n’était pas tant une blague que ça. Je racontais en fait une histoire que tout le monde a vécu plus ou moins.

En travaillant sur une histoire, les choses évoluent beaucoup d’elles-mêmes, je suis ouvert au fait que les personnages évoluent d’eux-mêmes, à leur rythme. C’est pour ça que l’histoire est assez lente mais c’est aussi parce que je ne voulais pas recourir à un narrateur, à du texte hors dialogue. Je ne voulais rien expliquer, alors qu’il fallait mettre en place ce monde complexe, donc ça a généré un tempo très lent.

Quelles sont vos inspirations pour cet album ? Des œuvres de fiction comme Brasil de Terry Gillian ?

J.P. : Quand on construit les personnages, on pense évidemment à nos expériences propres mais aussi à des histoires qu’on a entendues. J’ai pensé à des amis mais j’ai tout transformé, tout caché. Jusqu’à ce que je ne sache plus d’où le personnage vient puisqu’il a son existence propre, il est organique.

La mort rose

La mort rose
© La cafetière, 2022

J’avais le film (Brasil) très présent comme inspiration. C’est un film qui m’a marqué. Je me suis aussi inspiré de 1984, de L’âge de cristal (Logan’s run). Mais aussi de l’histoire de Candide de Voltaire, avec ce personnage candide qui parcoure le monde avec innocence. C’est un héros qui n’agit même pas dans l’action, il est toujours spectateur. Le héros de La mort rose est aussi un candide, il ne fait rien réellement, il regarde simplement.

La mort rose est un subtil mélange entre du rire et de l’inquiétude. Comment vous est venue par exemple l’idée de faire danser la bourrée à des gens en combinaison dans une salle type Versailles ?

J.P. : Je cherchais des activités que l’on peut faire avec une combinaison : jouer à la pétanque, danser. Il y a eu une mode de danser comme au XVIIIème siècle : la musique est magnifique, mais la danse est rigolote vue de dehors. J’ai fait exprès de le faire à Versailles parce que ça m’amusait : quand j’écris un scénario, c’est moi que j’essaye de divertir. Si j’arrive à rire tout seul dans mon studio, c’est que ça va marcher.

Mais je me pose aussi des questions sérieuses. C’est le genre d’histoire que j’aime : à la fois de l’humour et des questions plus sérieuses sur la société et sur l’être humain. Lorsque je fais la partie avec une réflexion politique, il y a la description d’une société qui est une dictature même si elle n’y parait pas aux premiers abords. J’ai pensé aux dictatures d’Amérique latine, celle d’Argentine, celle du Chili. Dans ces dictatures, si on ne faisait rien de jugé mauvais, rien ne nous arrivait. Mais si tu fréquentais certains mouvements, même pas politiques, seulement artistiques, tu étais effacé. Je voulais donner l’image d’un système qui est au second plan pendant toute l’histoire, que l’on sent fort mais que l’on ne voit pas vraiment parce que beaucoup de personnages font ce qu’ils veulent. Mais la dictature n’est jamais loin…

Que pensez-vous de l’édition française de La mort rose ?

J.P. : En Espagne, ça a été un long processus pour publier la BD. C’est une petite maison d’édition et l’album n’est pas tellement connu. Alors qu’ici, en France, il a eu un très bel accueil. Et puis l’édition française se distingue parce qu’elle a des touches de couleurs. J’ai pensé dès le début à l’ajout de la couleur mais j’ai dû le faire en noir et blanc. Comme c’était ma première histoire longue, je savais que ça serait difficile de se faire éditer. La maison d’édition Che books a accepté de me publier mais en noir et blanc. C’est Philippe, l’éditeur de La cafetière, qui m’a proposé de remettre un peu de rose. Ça m’a tout de suite intéressé. Il y a une troisième couleur qui apparait aussi à un moment très particulier, très fort, et c’est aussi quelque chose qui n’existe pas dans l’édition espagnole.

La mort rose

La mort rose
© La cafetière, 2022

Il n’y a pas que cette différence de couleurs…

J.P. : L’album est sorti en deux tomes en Espagne. Il est coupé à la moitié, lorsque le héros rencontre la jeune femme et qu’ils sont en discothèque. C’est le moment où les choses ont l’air d’aller bien, voire mieux pour lui. Mais, à partir de là, tout va mal. Cette division n’était pas pensée à la base. C’est parce que la maison d’édition était en train de faire une collection spéciale sur les auteurs de ma ville avec des livres de 100 pages. Maintenant, il y a aussi une version intégrale espagnole. Ils ont eu envie de le faire parce qu’il y a eu la pandémie.

La pandémie a-t-elle impacté votre histoire ? Vous êtes-vous senti obligé de faire cette note de fin ?

J.P. : Au moment de la pandémie, j’ai ajouté les dernières pages, la « note de l’auteur ». J’ai eu le besoin d’expliquer mon projet parce que le livre ne se lit pas de la même façon après la pandémie. Il a pris un autre sens. Chaque lecteur, selon le contexte, en fera une certaine lecture, en fera sa propre histoire.

La mort rose

La mort rose
© La cafetière, 2022

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