ZOO

Coup de projecteur sur un métier de l’ombre avec Rodolphe Gicquel, traducteur de Gintama

Comment traduire une onomatopée ? Une blague ? Pourquoi certains titres de manga sont en anglais  ? Coup de projecteur sur un métier de l’ombre avec Rodolphe Gicquel, traducteur de Gintama et Show-ha Shoten.

Azemichi Shijima est un lycéen timide. Pourtant, il participe en secret à des concours d’humour. Son rêve de devenir stand-upper prend corps lorsqu’il rencontre Taiyô Higashikata. Tous deux se lancent en duo, pour le meilleur et pour le rire…

Comment êtes-vous devenu traducteur ?

Rodolphe Gicquel : Après ma licence à l’Inalco, je suis tombé sur une annonce : une école de langues au Japon, Nova, recrutait un instructeur. Grâce à cette école, j’ai pu partir pour le Japon en 2006. Je me suis ensuite établi là-bas pour y fonder ma famille. La traduction est arrivée bien après.

J’ai commencé à travailler pour Kana en 2015, j’ai d’abord repris Gintama, puis j’ai travaillé sur Batman and the Justice League, La voie du tablier… À partir de 2020, j’ai traduit pour Noeve Grafx : Arrête de me chauffer Nagatoro. Je traduis maintenant 6 ou 7 mangas par mois.

Comment commencez-vous le travail sur un manga ?

R.G. : Comme je suis au Japon, je me procure directement l’ouvrage. J’achète deux exemplaires. Un sera indexé : comme le lettreur (la personne qui intègre le texte dans les bulles) ne parle pas japonais, je lui fournis un document avec le numéro de la page, les numéros des bulles et la traduction correspondante.

Je découvre le manga en même temps que je le traduis. J’ai envie d’avoir le plaisir de la découverte et puis ça donne un côté authentique à la traduction. Une fois le premier jet terminé, je fais une relecture sans avoir le manga sous les yeux, pour ne pas être prisonnier du texte japonais.

Certaines maisons d’édition me renvoient une version corrigée pour que je revérifie. Parfois je demande moi-même à rectifier parce que j’ai trouvé une meilleure traduction entre temps. Même si on relisait 50 fois, on trouverait encore quelque chose à peaufiner. 

Rodolphe Gicquel : Jouer avec le feu des mots

Show-Ha Shoten © 2021 by Akinari Asakura, Takeshi Obata / SHUEISHA Inc.

Avec qui travaillez-vous ? Avez-vous des échanges avec les auteurs ?

R.G. : Les maisons d’édition japonaises veulent avoir affaire à leurs équivalents français. Donc je ne suis pas en contact avec les éditeurs japonais. Et les mangakas ne savent pas qui je suis. Au Japon, il y a une certaine distance. Un ami traducteur était allé dans une petite convention, avec peu de monde et il y a avait un des mangakas dont il traduisait les œuvres. Il a demandé au personnel de la maison d’édition s’il serait possible de le rencontrer en expliquant qu’il était le traducteur. Mais on lui a refusé l’accès. Ce sont deux mondes différents.

Où se trouve la frontière entre l'adaptation d'un texte
et le respect de l’œuvre
originale ?

R.G. : Si je peux l’adapter à la culture française, je le fais. Par exemple, pour le « Kôshien du rire », je me suis inspiré du Marrakech du rire. Le Kôshien est un stade où se déroule un tournoi de baseball tous les ans. On aurait pu le raconter en note, mais cela décroche de la lecture. Il y a aussi l’émission d’humour à laquelle participe le héros : Questions pour un comique – Dynamics. C’est une référence à Questions pour un champion et l’émission japonaise s’appelle Dynamics. J’aime faire baigner le lecteur dans sa culture sans pour autant tout occidentaliser.

À quel point votre traduction modifie-t-elle les bulles ?

R.G. : Parfois, le correcteur me demande si je ne me suis pas trompé : comment un seul mot japonais devient toute une phrase en français ? Par exemple, asai est le contraire de profond. Comment le traduire en un mot ? Le lettreur doit alors jouer sur les polices d’écriture pour tout faire tenir dans une case.

Comment traduit-on de l’humour ?

R.G. : Ça peut arriver dans certains cas qu’il y ait une petite modification du dessin. Dans le volume 34 de Gintama, premier chapitre, le traducteur a demandé à modifier un dessin. Otae coud un G sur un gant pour Kondo, parce qu’elle l’appelle Gokiburi, ce qui signifie « le cafard ». Le problème est qu’il faut trouver un équivalent en Français : cafard ne commence pas par un G, pourtant il y en a un sur le dessin. J’avais proposé de mettre « gros cafard » pour que le G soit un peu plus en rapport. Le traducteur de l’époque a eu, lui, la bonne idée de faire effacer un petit bout du G pour donner un C, le C de cafard.

Rodolphe Gicquel : Jouer avec le feu des mots

Gintama tome 34 © Kana, 2023

Pour ce qui est du lettreur, dans des mangas comme Rent-a-girlfriend, un mot japonais peut donner une longue phrase en français. On m’a déjà demandé de réduire le texte au maximum pour que ça colle avec la mise en page. Mais le lettreur joue aussi beaucoup sur la police de caractère.

Parfois le correcteur me demande si je ne me suis pas trompé : comment un mot devient une phrase ? Parce que nous n’avons pas l’équivalent du mot. En japonais :  Fukai  veut dire profond. Et son contraire est asai. Comment voulez-vous le traduire en un mot ? Il n’existe pas d’adjectif similaire. Pareil pour le contraire de cher, en japonais on dit juste Yasui.

Comment traduit-on des expressions consacrées japonaises pour garder l’image voulue ?

R.G. : S’il y a des expressions telles que « It’s raining cats and dogs», je les traduirais par : « Il pleut des cordes ». Mais s’il y a des chiens qui tombent du ciel dans l’image, je remplacerais par : « C’est un temps à ne pas mettre un chien dehors ». Parfois, il y a de vrais casse-têtes parce qu’on est trahi par l’image. Il faut alors faire un petit détour pour retomber sur ses pattes. Ça m’est beaucoup arrivé sur les 42 volumes de Gintama : cette séria m’a formé pour les jeux de mots.

Comment traduit-on de l’humour ? Comme les blagues de everyday Shijimi ?

R.G. : J’essaye de coller au sens premier du texte. Pour les petites blagues que le héros soumet à l’émission de télévision, je colle aux versions japonaises. Sinon, j’adapte. J’ai placé l’histoire de Paf le chien parce que le jeu de mots était intraduisible en japonais et parce que dans la scène un des personnages tape sur la tête de l’autre. Et ça a donné : « Paf le chien, paf le crétin ».

Je me permets de petits ajouts parfois. Dans le sketch sur la musique dans Show-ha Shoten, j’ai rajouté des jeux de mots comme : « la mettre en bémol », « avoir le nez en trompette ». Ce n’était pas dans la version originale.

Quand on traduit, on dénature forcément : on n’a pas les mêmes outils linguistiques ni culturels. Mais j’essaye de respecter l’œuvre au maximum tout en respectant le lecteur. C’est un équilibre très important. Quand j’apprenais le japonais et que je lisais des œuvres originales, je me disais « mais ce n’est pas la même chose ! ». Ce qui est normal : il y a un travail d’adaptation.

Comment faire pour éviter qu’un texte ne « vieillisse mal » ?

R.G. : Il faut qu’il soit le reflet d’une époque. Je collabore sur Yu Yu Hakusho, et parfois je mets des expressions de jeunes des années 90 parce que ça colle avec l’époque. Je ne mettrais pas des « Il est en PLS ». Ça serait bizarre.

La traduction doit coller à l’œuvre au maximum mais il faut éviter d’utiliser des trucs déjà ringards, vieillots. Ça fait 17 ans que je vis au Japon et heureusement qu’internet et les réseaux sociaux existent : sinon je ne pourrais pas rester en contact avec les évolutions linguistiques. 

Comment traduit-on les onomatopées ?

R.G. : C’est un cauchemar. Parfois on bloque plus longtemps sur une onomatopée que sur une bulle. Je privilégie des sons plutôt que de retranscrire en katakana (en syllabes japonaises), comme cela se faisait un temps. Quand ce sont des verbes, comme « chuchote chuchote », il faut parfois l’onomatopéiser : « psssh psssh ».

Avez-vous déjà traduit des titres d’œuvre ?

R.G. : Pour le titre de l’œuvre, ça dépend. Certains éditeurs japonais imposent le titre parce qu’ils veulent déposer une marque internationale. Alors l’éditeur français n’a pas trop le choix. Depuis que le manga cartonne aux Etats-Unis, ils préfèrent que les mangas aient un nom international, facile à utiliser.

Mais parfois on me demande des idées. Le « Ne me chauffe pas Nagatoro » était une des idées que j’avais proposée. Nagatoro titille son Senpai, parfois même jusqu’à « le chauffer ». Le titre original, Ijiranaide, Nagatoro-san, signifie « Ne me taquine pas Nagatoro ». Il y a eu un brainstorming dans l’équipe éditoriale pour affiner ma proposition et ça donne : Arrête de me chauffer Nagatoro.

Rodolphe Gicquel : Jouer avec le feu des mots

Arrête de me chauffer Nagatoro © Noeve Grafx, 2023

Pour Show-ha Shoten, j’avais proposé des idées en français parce que cette expression signifie « générer une vague de rire ». Le titre japonais a été conservé mais je le trouve très bien !

Article publié dans ZOO Manga N°8 Mai-Juin 2023

ZooMangaN8

TrancheDeVie

Haut de page

Commentez

1200 caractères restants