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Le service des objets perdus

Véritable bombe d’énergie graphique, Gachiakuta déboule pour nous entraîner au milieu des déchets aux côtés d’un jeune héros aux étranges pouvoirs. Mehdi Benrabah, directeur éditorial chez Pika, nous en dit plus. 

Qu’est-ce qui vous a amené à sélectionner Gachiakuta en premier lieu ?

Mehdi Benrabah : C’est une série qui nous a tapé dans l’œil d’emblée. Déjà sur le plan graphique, qu’on aime ou non, le style sur cette série ne laisse personne indifférent, il y a un vrai choc. Mais ce que j’ai beaucoup aimé aussi, c’est que derrière le graphisme, toutes les promesses sont tenues. On a un univers dont la saleté est palpable, c’est assez trash car tout se passe dans une décharge. Il y a un grand souci du détail, des aplats de noirs, une noirceur que l’on retrouve aussi dans le regard des personnages. À bien des égards, l’univers que nous décrit Kei Urana est raccord avec son trait. Dès le premier chapitre, c’était impressionnant, du point de vue de la qualité.

Les premières pages de Gachiakuta sont parues dans le même numéro de Weekly Shonen Magazine où ont été publiées les dernières pages de Fire Force, d’Atsushi Okubo. À la toute fin du magazine, il y a une page qui est réservée aux auteurs où ils s’expriment avec des anecdotes, des remerciements etc. Et Atsushi Okubo a déclaré à ce moment-là, tout simplement, qu’il passait le flambeau à Kei Urana, son ancien assistant.

Après, ce n'est pas cette « filiation » avec Atsushi Okubo qui nous a motivé, mais disons qu'elle nous a conforté dans ce choix.

C’est vrai quà la lecture du premier volume, on est impressionné par l’incroyable dynamisme qui se dégage pratiquement de chaque case. Il y a une image au début, notamment, où un garde surprend Rudo, le héros, et sonne l’alerte en appuyant sur un bouton. Rien que ce plan semble complètement représentatif de l’énergie que dégage le manga.

M.B. : C’est un bon exemple, en effet, de l’audace graphique de Kei Urana dans cette série. Les perspectives, les parties pris très dynamiques rajoutent à la personnalité de cet auteur. En fait c’est un shonen assez basique dans la motivation du personnage, qui veut se venger, même si c’est finalement plus profond que ça et plus nuancé mais, j’aime à penser que l’originalité vient bien plus de l’audace de certains plans, de certaines cadrages et du talent graphique qui se déploie au travers de ces pages.

Gachiakuta, tome 1

Gachiakuta, tome 1 © Kei Urana / Kodansha Ltd.

Concernant ce style unique, on sent un croisement d’influences mixtes venues de l’animation, des comics et d’autres sources… Cela se sent à la personnalité du trait avec un encrage qui n’est pas toujours lisse, parfois rugueux, renvoyant à de la matière.

M.B. : Oui. Selon moi Kei Urana se rapproche de Kamome Shirahama qui fait L’Atelier des sorciers. J’y trouve une certaine proximité, car ici, on va au-delà du manga. Il y a un tel niveau de détails, une telle maestria graphique dans le travail de Kei Urana, que même si on reste dans les codes du shonen avec les chara design des personnages et qu’on est bel et bien dans un manga, dès lors que les personnages ont des masques, comme les nettoyeurs dans la déchetterie, avec par exemple Enjin qui est le premier d'entr eux que rencontre Rudo, dès lors qu’il a son parapluie lui servant d’arme, ou encore lorsqu'on voit les premiers composites géants fait de déchets, on pourrait alors être dans n’importe quel medium, que ce soit dans un comics ou dans une BD… C’est le genre d’auteur qui peut dépasser le spectre des lecteurs de manga.

Est-ce que vous avez le sentiment qu’à travers ces influences, il y a une émergence d’une nouvelle génération d’auteurs mixtes ? Voyez-vous passer, en tant qu’éditeur, des projets qui expriment justement cette ouverture ?

M.B. : Oui, complètement. Avec le temps, les barrières tombent, l’avènement des réseaux sociaux, d’Internet fait qu’aujourd’hui on peut, avec une facilité déconcertante, avoir accès au travail de n’importe quel artiste sur cette planète, dès lors qu’il met son travail en ligne. On a des auteurs qui se nourrissent de tous les courants artistiques quels qu'ils soient. Dans le cas de Kei Urana, il puise son inspiration des jeux vidéo qui puisent eux même leur inspiration des comics, d'univers manga et on y trouve même un peu de l’univers de Ghibli… Les sources sont multiples. Par exemple, dans notre catalogue on a Reno Lemaire, qui signe Dreamland. Si vous lui posez la question, il vous dira qu’il s’inspire certes des mangas, mais aussi des livres d’Art, des comics ou même de la BD Franco-belge. Kei Urana est de cette trempe aussi. C’est une nouvelle génération va bien sûr utiliser les codes du manga, parce que c’est le média qui leur convient le mieux pour la pagination, pour retranscire les effets qu’ils veulent à travers leurs scènes d’action. Mais au-delà de ça, certaines œuvres comme Gachiakuta vont dans autre chose que du manga, et peuvent en tout cas intéresser un lecteur plus occasionnel.

Gachiakuta, tome 1

Gachiakuta, tome 1 © Kei Urana / Kodansha Ltd.

Pour revenir un peu sur l’aspect purement éditorial, comme se passe la première approche, lorsque vous allez vers ce type de projet ?

M.B. : On se rapproche de l’éditeur japonais, bien sûr, on lui témoigne notre intérêt pour le titre. Dans le cas de Gachiakuta, dès le visuel d’annonce, j’ai commencé à lever la main. Vous savez, avant même la publication d’une série il y a toujours un visuel d’annonce sur lequel l’auteur va se déchirer, il va signer son meilleur dessin pour signaler qu’il commence au prochain numéro, qu’il ne faut pas louper le premier chapitre. Très vite j’ai été interpelé et je suis allé sur le Twitter de Kei Urana. C’est une très bonne plateforme pour ça car on a un accès privilégié au travail des auteurs, les plus généreux d’entre eux, comme l’est Kei Urana, mettent à disposition des croquis préparatoires, des dessins, du teasing en veux-tu en voilà. Il est clair que son compte Twitter en disait long sur son talent.

Ensuite on prépare une offre financière, un plan marketing pour convaincre d’un point de vue promotionnel que Pika est le meilleur éditeur pour cette série.

Enfin, la cohérence éditoriale est aussi très importante, elle prime aux yeux des japonais. On parlait tout à l’heure de la jeune génération qui arrive vraiment en force. Il faut savoir que c’est le premier manga de Kei Urana, aussi incroyable que ça puisse être, vu le niveau qu’il affiche. On sait que les auteurs s’améliorent au fur et à mesure et cet auteur est déjà à son paroxysme. Pika, cette année, publie une majorité d’auteurs dont c’est le premier titre, que ce soit Le Péché originel de Takopi de Taizan5, où bientôt The Summer Hikaru died de Mokumokuren. Il y a ici une réelle cohérence éditoriale car on propose le meilleur de la nouvelle génération, tout simplement. Des séries majeures qui se hissent déjà commercialement aux sommets des ventes mais également d’un point de vue critique en mettant tout le monde d’accord, scénaristiquement et graphiquement. Cela conforte un éditeur à choisir notre catalogue.

D'ailleurs, le scénario n’est pas seulement léger où simplement prétexte à l’action, il y a tout un propos lié à la pollution, à la surabondance des déchets et à cette déresponsabilisation et au rejet des minorités… C'est ambitieux sur de nombreux points. 
Mehdi Benrabah : Le service des objets perdus

Gachiakuta, tome 1 © Kei Urana / Kodansha Ltd.

M.B. : Oui, il ne tombe pas dans la facilité. Les personnages puisent leur force dans les déchets, Rudo se sert de ses gants, Enjin de son parapluie et il y a d’autres forgeurs d’âmes qui vont puiser leurs pouvoirs d’autres objets. Ce qui amène à devoir travailler beaucoup de détails au niveau des décors, des habits, des parures faites de brics et de brocs avec tout ce qu’ils ont trouvé dans la décharge. Pour autant, l’auteur n’est pas dans un costume trop grand pour lui. Ce qui donne la température du niveau de qualité de Gachiakuta ce sont ses couvertures mettant en scène un personnage et on y voit très bien le niveau de détails des costumes, des armes… On retrouve ce même soin à travers ses planches. Et c’est d’autant plus impressionnant que les planches sont publiées dans un hebdomadaire, que chaque semaine, il faut livrer le bon nombre de pages, sans discontinuer, tout en maintenant le niveau d’exigence et de qualité. C’est assez incroyable.

On est heureux d’être les premiers à proposer cet auteur en France. En plus de la qualité et originalité qui sont indéniables, l’auteur s’allie aussi à un artiste qui s’appelle Hideyoshi Andou qui travaille plutôt les graffitis. Kei Urana tient à ce qu’il soit crédité à ses côtés, sur la couverture aussi. Dans cet univers, il y a un aspect très urbain, où le street art est présent à chaque coin de rue. Non seulement l’auteur a assez de talent pour garder la barre haute par rapport à l’exigence de son univers, mais en plus il s’est adjoint l’aide de quelqu’un qui va sublimer son trait. Cet mélange stylistique crédibilise et ajoute un supplément d’âme. Ce sont des détails qui vont faire la différence. Quand on lit Gachiakuta, il faut limite le relire pour saisir tous éléments qui nous ont échappés à la première lecture. Ça emplifie d'autant plus le plaisir qu'on a à lire cette série.

Lisez notre article sur Gachiakuta dans ZOO Manga N°9 Juillet-Août 2023

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