En 1894, Stephen Crane écrit The Red Badge of Courage, un roman fondateur de la littérature américaine moderne. Steve Cuzor réinterprète ce récit d’apprentissage sur fond d’apocalypse. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a amené à cette adaptation ?
Steve Cuzor : La première fois où j’ai lu The Red Badge of Courage, j’ai trouvé le propos extrêmement moderne. Stephen Crane est l’un des premiers écrivains qui ne propose pas d’histoire de guerre telle qu’on en lisait à l’époque, c’est-à-dire très factuelle, très documentée, il écrit la caméra à l’épaule, sur le champ de bataille, il ne raconte que l’impact que provoque cette guerre sur un individu en particulier, à ras de terre. Il n’est pas question de lieu, du nom des généraux, ni d’une bataille en particulier, il nous parle de chaleur, de poussière.
Adapter, c’est proposer une autre vision ?
S. C. : Je savais qu’il y aurait des choix à faire. Il y a des passages que je n’ai pas voulu développer, qui prenaient trop de place dans le livre, comme son départ de la ferme, les adieux à sa mère… Je ne voulais pas que l’on s’attache à Henry, que l’on quitte le propos du livre qui est moins d’où il vient et qui il est, que ce qu’il ressent et ce qui l’impacte sur l’instant.
Le Combat d'Henry Fleming © Dupuis, 2024
Dans le roman, c’est l’auteur qui parle, il y a très peu de dialogues, ce qui m’a amené à chercher des solutions narratives. Je voulais qu’Henry ne pense pas forcément, mais qu’il se parle à lui-même, donc c’était une démarche un peu différente où le dialogue intérieur répond au dialogue extérieur, permettant de mettre en avant le fait de se mentir à soi-même, par exemple.
Dites-nous en un peu plus sur Henry Fleming…
S. C. : Henry, c’est un jeune homme qui, comme beaucoup d’autres à cette époque, rêve de quitter la ferme, de suivre ses amis du village qui sont partis s’engager et vivre des aventures. Il idéalise la guerre, les champs de bataille, comme quelque chose de très flamboyant, de romantique, ces belles charges, cette poussée en avant pour défendre le bien. Mais sur place, ce n’est qu’interminables exercices, des manœuvres pendant des mois, il a le temps de se poser des questions en voyant les morts revenir, en écoutant les vétérans raconter ce qu’il se passe sur le front. Cet album, c’est un peu l’histoire d’une désillusion.
Comment avez-vous graphiquement abordé cette adaptation ?
S. C. : C’était important de se documenter. Car, autant pour la Seconde Guerre
mondiale, le propos des armes m’intéressait assez peu, autant là parfois, ça pouvait jouer un rôle dans la dramaturgie de l’épreuve. Comme le fait de montrer le temps de recharger le fusil, ça n’est pas évident, il a fallu que je me creuse la tête sur les différentes étapes, les gestes à effectuer avant de tirer, attendre l’ordre, etc. J’ai beaucoup réécrit mes séquences, en essayant de trouver mon propre style, proche de l’écriture de Crane.
Le Combat d'Henry Fleming © Dupuis, 2024
D’ailleurs, il n’y a pratiquement pas d’onomatopées.
S. C. : Ça a été une vraie question. Si je commençais à mettre des onomatopées, il n’y aurait plus eu de place pour le dessin, pour la chaleur, la poussière, la fumée. Si je regarde un film et si j’éteins le son, est-ce qu’il y aurait toujours le bruit de ce que je vois. On a la possibilité de montrer un impact, malgré tout. Après c’est une question de cadrage, on se demande d’où ça part, où ça atterrit, c’est primordial, le bruit naît de deux ou trois cases, d’une succession d’images qui donnent toute l’ambiance, le son à l’image.
Ces couleurs minimalistes, c’est un parti pris ?
S. C. : Avec Meephe Versaevel, on avait déjà testé cette monochromie pour Cinq Branches de coton noir. J’ai un dessin noir et blanc principalement basé sur la lumière et donc le moindre rajout de couleur peut tout neutraliser. Il faut toujours être prudent, donc on a fait ce choix pour insister davantage sur la lumière, avec une gamme colorée précise qui peut progressivement intervenir sur le psychisme du lecteur.
Avec cet album, il y a moins de contrastes. Dans Cinq Branches de coton noir, il y avait des bleus, des rouges, on passait des fois d’une ambiance à l’autre. Ça m’a permis de voir quelles couleurs passaient mieux que d’autres à l’impression, par exemple. Ça m’a aussi permis de me rendre compte de quelles gammes étaient les plus lumineuses, les plus chaudes, tout en restant parfois des couleurs froides. Je dirais que cet album est beaucoup plus abouti en termes de mise en couleur/lumière.
Combien de temps la réalisation de cet album a-t-elle pris, parce que les planches sont extrêmement détaillées ?
S. C. : En tout, avec le travail d’adaptation, il a bien fallu 5 ans. Je m’y suis attelé juste après avoir fini Cinq Branches de coton noir. Je suis anti-surproduction, donc ce qui me tenait à cœur, comme pour Cinq Branches, même s’il était à la base prévu en deux tomes, c’est que le lecteur, quand il referme l’album, il a acheté et lu une histoire, et pas une demi-histoire. Je trouve que ça développe chez le lecteur des questions plus pertinentes sur le fond et pas juste sur la forme. Depuis que je fournis des histoires complètes, c’est beaucoup plus riche en termes d’impact, d’échanges, on peut avoir un retour tout de suite sur l’album et l’histoire qu’il raconte. Donc oui, ça demande du temps et une bonne complicité avec l’éditeur…
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