Printemps 2024. Enfin ! Virginie Greiner portait en elle le sujet depuis quelques années : le livre imprimé et ses conséquences sur la société occidentale. L’invention de Gutenberg, outil de diffusion massive, provoqua un changement civilisationnel. Une ère de bouleversements multiples, car sociétaux, économiques et artistiques. L’image à la portée de tous et sa force aux mains des hommes, maîtres de la technologie. Des hommes qui, sans doute, redoutent les femmes libres. La chasse aux sorcières pouvait débuter.
Avez-vous une explication pour les formules magiques rencontrées au cours de la lecture ?
Virginie Greiner : J'ai trouvé des formulations magiques un peu partout, notamment dans les Évangiles des Quenouilles ( NDLR : ouvrage évocateur des croyances et superstitions, recettes et remèdes en vogue au XVe siècle et dont se servaient surtout les femmes. Des sortes de remèdes de « grand-mères ») mais aussi dans Le Petit et Grand Albert. Je ne voulais pas qu'elles soient traduites. Je trouvais ça plus mystérieux et plus évocateur d'une compétence d'initiées que sont les personnages de guérisseuses de cet album. Je possède beaucoup d'ouvrages qui traitent de la sorcellerie dans ma bibliothèque. C'est une thématique qui me passionne depuis longtemps. Les sorcières, qui sont le plus souvent avant tout des guérisseuses… Alors pour trouver des formules, des incantations, je n'avais qu'à ouvrir les livres et rechercher celles qui me semblaient le plus correspondre à la situation décrite dans le scénario. Si vous cherchez, vous pouvez sans doute en trouver la traduction. Les magiciennes et les sorcières ne révèlent pas leurs secrets sans un peu d'effort de la part de celui ou celle qui la consulte !
L'Imprimerie du diable © Les Arènes BD
Quelle est la motivation pour traiter d'un sujet qui vous tient à cœur ?
V. G. : Comme je le disais, j'ai toujours été très attirée par le sujet de la chasse aux sorcières, de la sorcellerie, mais pas dans le sens d'une fascination pour le « maléfique ». Ce qui est passionnant, c'est la sociologie de la sorcière au Moyen Âge, les lectures historiques, ethnologiques qui dévoilent peu à peu le pourquoi de cette démonisation des femmes… Sous un angle contemporain, ce thème est en lien direct avec le féminisme. Dans les années 70, les féministes avaient notamment lancé un magazine intitulé Sorcières, les femmes vivent. Ce qui m'intriguait avec cette thématique, c’était cette stigmatisation du soi-disant aspect maléfique des femmes et comment elle est apparue au cours de l'Histoire. C'est une question difficile à élucider, même si je dispose de beaucoup d'ouvrages (sociologiques, historiques etc. ) sur le sujet. Il y a, bien évidemment, l’ouvrage de Jules Michelet, La Sorcière, mais c'est une vision très romantique du thème.
Un jour, je suis tombée sur un ouvrage qui s'appelle Caliban et la sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive (éditions Entremonde) de Silvia Federici, anthropologue, ethnologue et sociologue américaine. C'est un livre qui a mis beaucoup de temps à être traduit en français. Sa lecture a été une révélation ! C'est un ouvrage absolument merveilleux. Il montre comment une société qui se transforme, à certains moments, a besoin d'attaquer une partie de sa population pour en faire un bouc-émissaire, « auteur de maléfices etc... » afin d’instaurer son pouvoir. En lisant cet ouvrage, j'ai aussi réalisé une chose incroyable que je n'avais pas vu venir. Au XVe siècle, au moment de la grande chasse aux sorcières, il y a concomitamment l'avènement de l'imprimerie ! Moi qui suis amoureuse des livres, qui adore les livres, qui en fait, qui en lit ... j'ai toujours eu ce sentiment que les livres sont un moyen d'éduquer, d'éclairer, d'apprendre ! Tout le côté mythologique, mythique des livres. Le livre, la quintessence du savoir, des lumières...
L'Imprimerie du diable © Les Arènes BD
Et bien au XVe siècle, cette perception que nous avons aujourd'hui du livre comme véhicule d'éducation, de savoir, d'humanisme, est bien loin d'être en place, car ce nouveau média émergeant est en fait un terrible outil de propagande.
Un des plus grands best-sellers de l'époque c’est Le Marteau des sorcières ( « Malleus Maleficarum » NDLR : comprendre « le marteau contre les sorcières ») un livre qui démontre par A plus B que le diable a lancé ses armées de conquête du monde par l’intermédiaire des femmes qui en sont les servantes. J'ai trouvé ça incroyable !
Or, aujourd'hui où Internet est en plein essor, on n'a finalement pas beaucoup de recul sur ce média qui est très récent à l'échelle de l'Histoire de l'humanité. On commence à voir qu'on y trouve des fake news, de la propagande, du complotisme, des accusations en tout genre... L'imprimerie du XVe siècle est, me semble-t-il, à mettre en parallèle avec les nouveaux médias... Car il faut toujours douter, critiquer et ne rien prendre pour argent comptant, quelles que soient les époques...
Ce livre de Silvia Federici faisait donc une sorte de synthèse de thèmes qui me passionnent mais il était impossible de l'adapter à la lettre. Alors j'ai eu envie de créer une fiction basée sur toutes ses lectures ethnologiques, anthropologiques, sociologiques, historiques faites sur les sorcières, la sorcellerie, et révéler comment tout ça a été monté en épingle dans un but politique. Je voulais montrer aussi que certes l'Église a eu un rôle dans ce processus, mais pas seulement. En effet, toute la société civile ainsi que le pouvoir étatique en tant que tel étaient impliqués dans ce carnage voulu.
Est-ce que la création de ce scénario précède le Covid ou en est contemporain ?
V. G. : Cette histoire a mis beaucoup de temps pour trouver le chemin d'une maison d'édition. Il y a eu plusieurs étapes. J’ai écris le premier jet il y a une dizaine d'années. À certains moments, on a été sur le point de signer cette histoire et puis les aléas de l'édition étant ce qu'ils sont, c'est finalement resté longtemps sans suite. Jusqu’au jour où j'ai trouvé un éditeur en la personne de Laurent Muller ( Les Arènes). Le projet a été signé juste avant que le Covid ne débarque. J’ai alors rédigé le scénario, le synopsis ayant été retravaillé à plusieurs reprises précédemment. Je l'ai écrit pendant la période du confinement liée au Covid.
Je me souviens très bien de ce mois de mars 2020. Il faisait très très beau et je travaillais, chez moi, dehors. J'ai trouvé ça extraordinaire d'écrire ce scénario à ce moment-là puisque l'histoire raconte l'utilisation de la peur comme moyen de prendre le pouvoir sur les gens. Une propagande de la peur diffusée partout, chaque jour !
L'Imprimerie du diable © Les Arènes BD
Dans mon histoire, c'est le diable le grand contaminateur. Une créature invisible, mais extrêmement dangereuse d'après les experts. Comme un certain virus dont on nous décomptait quotidiennement les ravages mortels et les chiffres de la contamination générale et galopante. Il y a eu des moments où cela était extrêmement étrange. J'avais l'impression qu’il avait fallu attendre toutes ces années pour que j'écrive ce texte au moment précis où s'établissait un écho entre la fiction et la réalité.
C'était époustouflant. En tant qu’écrivaine, j'étais en train de raconter une histoire en ayant l'impression, finalement, qu'entre le XVe et le XXIe siècle, il y avait des tas de choses qui étaient très similaires. Cela a même été éprouvant parfois. Même si je pense que tout processus d'écriture est éprouvant quelque soit le contexte. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'écriture demande énormément d'énergie et est souvent intense émotionnellement et physiquement parlant.
Évoquons maintenant la collaboration artistique avec Annabel avec laquelle vous aviez déjà réalisé le livre sur Isabelle Eberhardt.
V. G. : C’est notre troisième album ensemble. Nous avons débuté avec Willow Place (éditions Clair de Lune). Puis on a fait ce très bel album sur Isabelle Eberhardt. J'aime beaucoup le dessin très expressif d'Annabel. Nous aimons beaucoup travailler ensemble. On est dans une collaboration enrichissante. Je lui laisse une entière liberté créative. Ça m'apparaît évident de laisser sa liberté au dessinateur/à la dessinatrice.
Une bande dessinée c'est une oeuvre de collaboration. Le travail de l’un s'enrichit du travail de l'autre. En dépit de la bonne entente, il y a eu cependant des moments parfois plus difficiles dans la création du scénario. Ainsi certaines scènes, certains passages, ont été plus compliqués que d'autres à écrire. Et il m’est arrivé d’être dans une espèce de latence, le temps que la scène à rédiger mûrisse. Et ceci a engendré quelques retards. Je ne pouvais pas livrer les pages aussi vite que la dessinatrice l'aurait voulu.
Mais Annabel a eu beaucoup de patience à mon égard, et je lui en suis très reconnaissante. Car je sais et je comprends parfaitement que économiquement les dessinateurs et dessinatrices ont besoin d'avoir un minimum de pages à faire par mois pour en vivre. Et ce conflit entre l'économie et le processus créatif peut parfois être douloureux pour un des auteurs. Elle a compris ma situation. On se parlait et je lui disais que « là, je suis désolée mais cette scène n'est pas encore mûre. J'ai besoin d'un peu plus de temps. Mais après promis, je te ferai 10/ 15 pages d'un coup ! ». Dans un processus collaboratif de création, il faut comprendre l'autre (aussi bien la dessinatrice que la scénariste !).
J'aurais bien aimé continuer à travailler avec elle, mais le processus éditorial entrave parfois les possibilités de continuer ensemble. Nous avions travaillé sur un nouveau projet mais, finalement, il n'a pas trouvé preneur.
Annabel a heureusement signé un nouvel album avec d'autres scénaristes. J'en suis ravie pour elle et peut-être qu'on refera quelque chose ensemble un jour...
L'Imprimerie du diable © Les Arènes BD
À propos d'aspect économique et pratique, il s'est passé un long moment entre la publication de deux albums dont vous êtes la scénariste. Comment avez-vous vécu cela ?
V. G. : Ce sont des options de vie que j'ai choisies. Pour créer un scénario, j'ai besoin de temps, de lire beaucoup. J'ai fait pas mal de biopic. Cela nécessite des recherches sur des périodes historiques parfois longues et je suis quelqu'un qui a besoin de maîtriser son sujet. Donc, je lis beaucoup et je suis assez lente. Économiquement, ce n'est pas viable.
Mais à présent j'ai d'autres sources de revenus. Je peux désormais prendre mon temps. Ce qui me semble essentiel dans un processus créatif.
À une époque, j'ai présenté plusieurs projets les uns derrière les autres ! Je me disais, « il faut absolument que je produise". Le problème, c'est qu'il y a un éditeur qui vous dit « oui » puis, après, il y a le grand patron qui dit « Ah... Ben... Non ! ». Ascenseur émotionnel compliqué car pourquoi montrer tant d'enthousiasme pour finir 48 heures plus tard à la poubelle ?! Ou alors vous avez effectivement un éditeur qui vous fait travailler sur un projet « parce qu'il trouve ça intéressant ». Là on se dit « chouette c'est parti » et on se met d'arrache-pied au travail, tout ça sans être rémunéré. Après ce premier stade de sélection, où vous pensez que c'est gagné, vient l'étape du « comité de lecture » (dont on ne connaît guère la composition) mais d’où, finalement, un avis négatif est émis parce que… on ne sais pas trop... Parce que trop intello ? Parce que les contrôleurs de gestion considèrent que cela ne va pas être rentable ? ( maintenant c'est beaucoup des contrôleurs de gestion qui décident dans les maisons d'édition). Donc, à un moment donné j'en ai eu ras-le-bol ! J'en ai eu marre parce qu’en amont de ces refus, j'ai travaillé en collaboration avec des auteurs qui ont réalisé les planches, qui ont fait des essais.
J’ai travaillé pendant trois, quatre, voire 5 mois pour finaliser un synopsis en béton armé - sans être payée durant ces mois de recherche, de lecture, de réécriture. Une fois, deux fois, trois fois... quatre fois ! Alors, je me suis dit : « Si les éditeurs considèrent que mes histoires ne leur plaisent pas, c'est sans doute qu'il y en a de meilleures que les miennes. Ce n'est pas grave si je disparais du monde éditorial. Ça n'est pas grave, j’ai fait ce que j'avais à faire en BD. Il y a d'autres chemins... »
Et j'ai décidé que j'arrêtais le scénario de bandes dessinées. Ça m'a beaucoup soulagée de prendre cette décision. Ayant une certaine liberté financière, je me suis dis « profite de cette liberté là pour explorer d'autres formes d'écriture ». Donc je me suis lancée dans un roman. Je ne sais pas quand il sortira.
Et puis dans l'intervalle, il y a un éditeur qui est venu me chercher ! Après réflexion, j'ai accepté car la thématique me semblait intéressante et que j'aime beaucoup la dessinatrice qui est sur le projet : Claire Bouilhac. J'adore aussi bien son dessin (dans ses différents graphismes) que la personne qu'est Claire. C'est vraiment quelqu'un d'absolument admirable, artistiquement et humainement parlant.
Notre album sera dans la collection « l'incroyable histoire » aux éditions Les Arènes, la même maison d'éditions qui publie L'Imprimerie du Diable. Ce sera « l'incroyable histoire du parfum».
Donc c'est reparti pour un tour. Quant à savoir si ce sera le dernier ? On verra…
ZOO97
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