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Ni travailler pour vivre, ni vivre pour travailler…

Après un premier tome des Reflets du monde réunissant des témoignages de révoltes populaires dans trois pays différents, Fabien Toulmé revient avec un second opus, cette fois consacré au travail. Rencontre.

Votre démarche est-elle celle d’un reporter journalistique, d’un sociologue ou d’un citoyen ?

Fabien Toulmé : C’est un peu le carrefour de tout ça. À la base du projet, il y a l’envie de rencontrer des gens autour de la planète et de voir ce qui nous relie les uns aux autres. Mais cette recherche d’un fond commun humain ouvre un spectre de possibilités tellement large qu’il m’a fallu construire une démarche par escalier, en partant de l’idée générale de rencontrer des gens pour arriver au choix d’une thématique, de voyager dans trois pays et m’adosser à  un.e spécialiste du sujet pouvant m’apporter cette compétence sociologique que je n’ai pas afin de décrypter et dézoomer certaines situations.

Ça n’est pourtant pas un ouvrage sociologique ?

F. T. : À partir du moment où on s’intéresse à l’homme et ce qui nous relie, inévitablement à un moment donné on parle de sociologie. Mais mon intention n’était pas de réaliser un ouvrage de sociologie à proprement parler, ni une série didactique. Je voulais faire des albums dans laquelle il y a de l’histoire, de l’émotion et du carnet de voyage.

Et travailler et vivre

Et travailler et vivre © Toulmé, Delcourt

Ce second tome a-t-il été construit comme le premier ?

F. T. : En matière d’équilibre, c’est à quelques pages près rigoureusement pareil. Ce qui a probablement changé, c’est la conscience de ce que représente le fait de réaliser un reportage, et de comment l’inscrire dans un ensemble plus complexe.

Dans le tome 1, avec le premier récit au Liban – qui était un peu le coup d’essai – l’équilibre penchait plus du côté du carnet de voyage, j’arrivais dans un endroit où je n’avais absolument rien préparé parce que ça m’était tombé dessus comme ça.

Pour ce second album, la préparation a été beaucoup plus longue. Plus on potasse un sujet et un pays, plus le lecteur peut avoir la sensation d’un récit plus nerveux. L’aspect carnet de voyage a un peu disparu au profit de la rencontre et de la richesse de l’information.

Comment prépare-t-on des reportages de ce genre ?

F. T. : J’ai procédé différemment pour chacun des trois. Pour le premier chapitre aux États-Unis, je sais que je vais parler du travail, mais pas encore ce que ça va être. Je ne connais pas cette thématique et je vais la laisser se dérouler avec les rebonds provenant de mes interrogations, des rencontres et de mes échanges avec la sociologue.

Par contre je sais en commençant le livre que je veux démarrer par cette histoire de Grande démission, parce que ça fait écho avec ma propre histoire d’ingénieur mal aiguillé qui se retrouve à démissionner pour faire quelque chose qu’il aime. J’ai ainsi fait appel à ma sœur, documentariste, pour identifier deux-trois profils de gens ayant quitté leur emploi, mais avec des profils différents dans l’âge, le milieu social… tout en me laissant la porte ouverte à d’autres rencontres dont je vais retenir les profils les plus significatifs.

Pour la Corée, comme je ne parlais pas la langue, il fallait impérativement que tout soit booké en avance. J’ai donc fait appel à un fixeur travaillant pour la TV en précisant que je voulais traiter du travail avec les plateformes numériques, que j’aimerai rencontrer et faire une tournée avec un livreur de Coupang (NDLR : société d’achat en ligne, 3e employeur coréen)  et parler avec des familles ayant eu des cas de décès par surmenage, phénomène que les coréens appellent le Gwarosa.

Tout en étant très préparé en amont, ce deuxième reportage en Corée a aussi eu un petit coup de hasard puisque, mon fixeur ayant parlé de la venue d’un dessinateur de BD français, des auteurs de webtoon lui ont dit qu’il seraient intéressés pour me rencontrer. J’ai donc tiré sur le fil en me disant que, le webtoon étant une forme de travail sur des plateforme numérique et que c’était ma branche, j’arriverai à cerner les problématiques de rythme de travail et de rémunération. Il y a toujours du hasard dans les reportages.

Pour le troisième sujet, j’ai choisi le thème de la reconversion écologique, et commencé à fouiller la planète. Après avoir sélectionné trois pays possibles, j’ai pré-interviewé les différentes personnes pouvant m’aider sur place, notamment les ONG et j’ai choisi les Comores.

L’ONG Initiative Développement m’a été d’une grande aide en me mettant à disposition un chauffeur et un des responsables de l’ONG faisant office de fixeur-interprète. C’était un peu plus professionnel et moins improvisé.

Et travailler et vivre

Et travailler et vivre © Toulmé, Delcourt

Vous êtes-vous posé la question d’éviter le piège du reportage réalisé avec un œil occidental ?

F. T. : Non car le sujet n’est pas un occidental qui va raconter la vie des gens mais les gens qui racontent leur vie. C’est là que s’arrête la dimension Carnet de voyage, je ne porte pas de regard sur la destination.

Quand je voyage, j’ai une espèce de sentiment de gratitude vis-à-vis des gens qui me confient des choses sur eux et leur pays. J’écoute tout le monde, tous les avis me paraissent intéressants, même si parfois je peux être en désaccord. Je me fais tout petit et discret à l’écoute des gens. La parole est un cadeau, et je suis chargé de livrer ce cadeau aux lecteurs en essayant d’en prendre le plus soin possible.

C’est facile d’interviewer des inconnus d’une culture différente ?

F. T. : Ça n’est ni facile, ni évident, mais c’est quelque chose que j’aime beaucoup et que je pense faire naturellement. Il y a quelque chose d’un peu magique : tu traverses le globe, tu arrives dans un endroit dont tu ne connais ni la culture, ni les gens et d’un coup ils te racontent que leur enfant est mort, ou qu’ils allaient au cinéma pour aller voir Chuck Norris et qu’ils voulaient devenir mercenaire, c’est quand même assez fou.

Mais j’ai quand même évolué au fil des années depuis mon galop d’essai qu’était l’Odyssée d’Akim où, pour le coup, j’ai fait un an et demi d’interview. J’étais très scolaire au début, j’avais une liste de questions et ça ne marchait pas parce l’interview tel que je la conçois en mode témoignage nécessite de prendre le temps de se raconter et de poser des questions qui ne servent à rien au niveau du récit mais permettent de créer une relation. Ensuite, je me suis rendu compte qu’à force de ne plus être scolaire je devenais un peu trop léger dans la façon d’aborder les interviews que je menais plus comme des conversations, avec le risque d’oublier le cœur du sujet. Maintenant je pense être arrivé à un bon milieu, je prépare un cadre d’interview : je sais à peu près ce que représente cette personne par rapport à mon reportage et ce vers quoi je dois plus ou moins l’emmener.

Et travailler et vivre

Et travailler et vivre © Toulmé, Delcourt

Votre rapport au travail a-t-il été modifié depuis cet album ?

F. T. : Oui, c’est justement ce que je recherche avec cette série : rentrer dans le sujet avec une idée forcément parcellaire et en sortir en regardant ce que j’en ai compris.

Quand je suis rentré dans cette thématique du travail par l’angle de la Grande démission, je l’ai abordé sous l’aspect qui était le mien : le travail salarié « classique » tel que je l’ai vécu ne me satisfaisait pas et j’avais la sensation que la grande démission était un moment où plein de gens ont eu la même sensation que moi. Dès ce premier reportage j’ai vu que c’était beaucoup plus complexe, j’ai la chance d’avoir bifurqué d’une profession privilégiée pour une autre ultra-privilégiée, et ça n’est pas du tout représentatif. J’ai compris qu’il y a beaucoup de gens qui démissionnent parce que c’est insupportable, ils ne démissionnent pas pour quelque chose de beaucoup mieux, mais de moins pire.

Quand je sors de cet ouvrage, je vois qu’’il y a des milliers et des milliers de façons de travailler et que ma vision de privilégié n’ayant pas trop envie de bosser pour avoir du temps pour lui, représente un questionnement assez superficiel. Les choses sont plus sérieuses et s’imbriquent avec d’autres sujets comme le fonctionnement économique du monde, l’écologie, la religion…

Je ne suis pas devenu un spécialiste du travail, mais rétrospectivement je me suis posé des questions sur mon métier d’auteur de BD. J’avais cette vision de dysfonctionnement du travail salarié et de l’exploitation des ouvriers vs les gens qui ont des professions « passions », en fait je me suis rendu compte que dans tous les cas de figure il y a quelque chose de dysfonctionnel dans notre rapport au travail.  On en fait trop parce qu’on aime ça ou par ce qu’on nous y oblige, le cœur du travail est quelque chose d’un peu problématique. Moi qui me disais que j’ai de la chance d’être auteur de BD, je me suis aussi rendu compte que sur plein d’aspects de ce métier il y avait des trucs qui n’allaient pas. Cela m’amener à me poser des questions… et peut être à faire moins de pages (rire).

Question que vous avez posé dans toutes vos interviews : que feriez-vous si vous aviez assez d’argent pour ne pas avoir à travailler ?

F. T. : Je pense que ma réponse est invariable depuis que mes 5 ans, je ferais de la BD. Donc je ferais exactement la même chose que ce que je fais maintenant, il est probable – mais pas sûr car je n’arriverais peut-être pas à calmer mon hyperactivité – que j’irais plus tranquillement et que je me baladerais un peu plus.

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