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Échange avec Stéphane Duval des éditions du Lézard Noir

Avec Le Lézard Noir, Stéphane Duval défend depuis plus de vingt ans une ligne éditoriale singulière, à la croisée de l’avant-garde japonaise, du manga d’auteur et de la culture underground. Retour sur la genèse de sa maison, ses coups de cœur éditoriaux et sa vision d’un secteur en pleine mutation.

Pourquoi avoir choisi ce nom, Le Lézard Noir, pour votre maison d'édition ?

Le Lézard Noir, c’est d’abord un roman d’Edogawa Ranpo, le père du roman policier érotique grotesque, que l’on appelle "eroguro". C’est aussi une adaptation théâtrale par Yukio Mishima, puis un film réalisé par Kinji Fukasaku, avec Mishima et l’acteur travesti Akihiro Miwa. Il y avait toute une atmosphère de romantisme noir et décadent qui m’attirait. En France, le nom n’évoquait pas grand-chose, mais au Japon, il suffisait de l’énoncer pour que les gens comprennent immédiatement l’ambiance de la maison d’édition. À l’origine, je ne pensais pas publier de manga. Ce n’était pas le manga en soi qui m’intéressait, mais plutôt l’art avant-gardiste, underground, décalé japonais.

Avez-vous étudié l’art ?

Non, pas du tout. Mais j’ai toujours pensé que pour être au cœur de l’information, il fallait créer. C’est en créant que je suis devenu une sorte de capteur d’informations.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Portrait de Stéphane Duval © Guillaume Berthier

Comment vous êtes-vous lancé dans l’édition ?

Je n’ai pas fait d’études de marché. J’ai commencé avec deux artistes : Suehiro Maruo, qui m’intéressait d’abord comme peintre et illustrateur, et Makoto Aida, dont j’avais découvert le travail à la Fondation Cartier, invité par Takashi Murakami. J’ai contacté Maruo via son éditeur, et Aida via son galeriste. C’était un peu au culot. Une fois les livres prêts, il a fallu chercher un diffuseur-distributeur. À l’époque, je pensais naïvement qu’au pays du Marquis de Sade et de Georges Bataille, il y aurait au moins 2 000 lecteurs pour les livres décalés qui m’intéressaient.

Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale ?

Au début, notre slogan était : « Japonisme noir et décadence ». Puis, avec mes voyages au Japon et l’évolution de mes centres d’intérêt, je me suis tourné vers le manga d’auteur, le manga sociétal. Le vrai tournant, c’est la découverte de Le Vagabond de Tokyo, un manga de gare, populaire, mais signé d’un auteur peu connu. Il n’a fait qu’une seule œuvre, qui a duré vingt ans. C’était un marqueur d’époque, lié à l’éclatement de la bulle économique. De là, j’ai poursuivi dans cette direction.

C’est ce cheminement qui vous a mené à publier Akiko Higashimura notamment ?

Oui. Mais avant cela, on a publié L'île aux chiens de Minetarō Mochizuki, puis Shōwa Genroku Rakugo Shinjū de Haruko Kumota, deux œuvres plus littéraires. Avec Shōwa Genroku Rakugo Shinjū, on a touché un nouveau lectorat, plus littéraire, moins avant-gardiste. Cela m’a poussé à prouver que je n’étais pas seulement l’éditeur de Chiisakobe. On avait aussi La Cantine de Minuit de Yarō Abe dans un coin. C’était le seul manga culinaire qu’on possédait. On s’est lancé, et le succès a été encore plus fort que Chiisakobe.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Extrait de " Yusaku au crépuscule " © Le Lézard Noir, 2023 - Yaro Abe

Et ensuite, vous avez intégré les titres d’Akiko Higashimura ?

Exactement. On avait repéré une autre de ses séries, mais l’éditeur ne voulait pas travailler avec nous. On s’est donc tourné vers Le Tigre des Neiges, puis Tokyo Tarareba Girls. Le Tigre des Neiges détonnait un peu, car c’est une série en costumes, un genre réputé difficile à vendre. Et pourtant, elle a bien marché. Tokyo Tarareba Girls, en revanche, est en plein dans notre ligne : un manga josei sur l’émancipation féminine.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Extrait de " Tokyo Tarareba Girls Saison 2 T.6 " © Le Lézard Noir, 2025 - Akiko Higashimura

Vous avez aussi travaillé avec Keigo Shinzō, non ?

Oui. J’ai été marqué par la couverture de Tokyo Alien Bros. On a entamé une longue collaboration : aujourd’hui, tous ses titres sont chez nous. Il incarne cette jeune création japonaise, influencée par la BD occidentale, qui échappe aux codes du manga classique. On édite aussi d’autres jeunes auteurs comme Nishimura, auteur de La Concierge du Grand Magasin, et Natsujikei Miyazaki, qui signe Golden Yukiko. Cette nouvelle vague est plus libre, plus stimulante.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Extrait de " Golden Yukiko " © Le Lézard Noir, 2025 - Natsujikei Miyazaki

Le choix du format des livres, plus grand que les mangas classiques, fait aussi partie de votre identité ?

Oui. Le format 15x21 permettait, à mes yeux, de casser les codes. La Chenille de Maruo, adaptation d’un roman d’Edogawa Ranpo, pouvait être placée en rayon littérature. Idem pour Chiisakobé, qui esthétiquement se rapproche d’éditeurs comme Cornélius ou Ego Comics. Le format permettait aussi de marger un peu, d’avoir un fonds de roulement pour acheter des séries plus longues. Et ça nous a rendus crédibles en librairie généraliste, notamment dans les librairies qui avaient peu de BD mais affichaient en permanence Chiisakobé ou La Cantine de Minuit.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Extrait de " Chiisakobe T.2 " © Le Lézard Noir, 2025 - Minetaro Mochizuki

Le marché a beaucoup changé depuis vos débuts ?

Oui. Avant, on était marginaux, donc plus visibles. Avec l’explosion post-Covid du manga et le Pass Culture, tout le monde s’est mis à publier ce type d’œuvres. Cela a un peu brouillé notre image. Mais grâce à Keigo Shinzō et surtout Mirai Nikki, on a touché un nouveau public. Le défi, maintenant, c’est de faire le lien entre ces publics.

Votre catalogue reste très varié...

Oui. On ne fait pas que du manga. On publie aussi des livres d’art, de photographie, d’architecture, et des ouvrages jeunesse au Japon. Tout cela repose sur une colonne vertébrale éditoriale. J’ai dirigé la Maison de l’Architecture de Poitou-Charentes pendant 15 ans, avec une centaine d’expositions à mon actif, dont certaines liées au manga comme Manga Police ou La Maison des Super-Héros. Ça a nourri mon intérêt pour l’architecture japonaise, d’où Tokyo Architecture, et bientôt un livre sur la maison traditionnelle. Tout cela influence aussi visuellement notre ligne BD.

Vous vous rendez encore beaucoup au Japon pour repérer des titres ?

Oui, j’y vais chaque année, pendant trois à cinq semaines. Je ne cherche pas que dans les librairies de manga, mais aussi dans les galeries, les cafés, les petits lieux où les jeunes auteurs laissent des fanzines. Et avec Instagram, je repère aussi via les recommandations d’auteurs que je suis.

Les relations avec les éditeurs japonais sont-elles faciles ?

C’est très codifié. La marge de négociation est souvent nulle. Mais certains nous sont fidèles, même face à des offres concurrentes. On essaie de cultiver cette différence, surtout maintenant qu’on publie plus de volumes. La relation humaine est essentielle pour nous.

Y a-t-il un titre que vous portez particulièrement à cœur ?

Le Vagabond de Tokyo, toujours. Et puis Chisakobe, bien sûr. J’adore aussi Tokyo Tarareba Girls, Stop!! Hibari-kun, Hoshi dans le jardin des filles, Kiryū Fan Club... On a un vrai goût pour l’humour japonais, même si ça marche moins bien en France. Et récemment, j’ai été très enthousiasmé par La Main gauche de Dieu, la Main droite du Diable d’Umezu Kazuo.

La surproduction vous préoccupe ?

Beaucoup. Le pilon me dérange éthiquement. On préfère limiter les mises en place, quitte à réimprimer. En 2024, on a imprimé 265 000 livres. C’est peu comparé aux gros éditeurs, mais trop à mon goût. Il faudrait pouvoir faire moins mais mieux, à la manière de Toussaint Louverture, par exemple.

Pour conclure, quelles sont alors les prochaines sorties que vous prévoyez ?

Beaucoup de choses. Golden Yukiko de Natsujikei Miyazaki sort en juillet. En septembre, ce sera Mahoromi - Chroniques architecturales de l'espace-temps de Kei Toume. On prépare aussi Akari de Marco Corinata sur les vitraux, et Yōkai Giga, une série très urbaine. On aura aussi Les enfants du pommier de Eita Mizuno, et une autre série sur les pommes par l’autrice du Vendeur du Magasin de Vélos. Et puis d’anciens titres de Minetarō Mochizuki, comme Yoko Hamasumi no Club. Enfin, Robono Fuji, l’histoire d’un salaryman transparent, sera l’un de nos titres phares en 2025. Et on prépare aussi une BD d’une artiste taïwanaise très influencée par le gekiga des années 1960.

Stéphane Duval (Lézard Noir) : Interview de Stéphane Duval – Le Lézard Noir

Extrait du " Vendeur du magasin de vélos T.1 " © Le Lézard Noir, 2023 - Arare Matsumushi

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