Avec le dixième tome sorti fin 2016 et une adaptation cinématographique en salles aujourd’hui, la série Seuls a propulsé ses auteurs, Fabien Vehlmann et Bruno Gazzotti, dans un véritable tourbillon médiatique. Retour avec eux sur ce phénomène de la bande dessinée jeunesse.
Une série vaccin
Comment est né Seuls ?
Fabien Vehlmann : Bruno m'a contacté après avoir vu une de mes histoires, Green Manor, dans le magazine Spirou. J'ai été très surpris parce que je débutais, j'ai cru à un hoax ! Je connaissais très bien le travail de Bruno sur Soda et je pensais qu'il était beaucoup plus âgé en fait...
Bruno Gazzotti : J'avais déjà un dessin de vieux !
Fabien Vehlmann : Il a un dessin intemporel ! J'avais une nouvelle histoire en tête depuis un moment et un jour les quatre piliers de la série se sont imposés à moi : je voulais une robinsonnade, urbaine pour ne pas trop ressembler à mes modèles, comme Sa majesté des mouches, avec des enfants et qui ne soit pas immédiatement dans le drame. J'ai tout de suite voulu que Bruno la dessine : il y a de l'action, mais il fallait une douceur dans le trait pour que l'expérience ne devienne pas traumatisante. Je lui ai proposé...
Bruno Gazzotti : ...et j'ai dit oui immédiatement ! C'était le genre d'histoire que j'avais envie de faire depuis longtemps, que j'aurais voulu lire quand j'étais gosse. Dans Spirou, il y avait des gags en une planche, mais moi je préférais les récits d'aventure en 46 planches.
Souvent ce genre de récit est destiné aux adultes, pourquoi avoir pris des enfants comme héros ?
Fabien Vehlmann : On avait l'intuition avec Bruno qu'il n'y avait pas assez de BD jeunesse autour de sujets graves. Un des gros problèmes de la littérature jeunesse est de vouloir protéger les enfants en ne les abordant pas. Moi, je pense que si on n'a pas été préparé à la réalité du monde, justement, on se la prend en pleine gueule. La littérature agit comme un vaccin ! On a insisté auprès de Dupuis pour cibler les 10-14 ans. Et ça a marché.
Parce qu'après tout, Seuls est un fantasme à deux tranchants : on veut tous être autonome, enfants comme adultes. Mais quand il faut assumer des responsabilités, une partie de nous aimerait revenir à l'enfance, quand les parents nous prenaient en charge. Les enfants de Seuls, personne ne viendra les sauver...
La violence est très présente, vous êtes-vous demandé parfois si vous alliez trop loin ?
Bruno Gazzotti : Non. On oublie trop rapidement la cruauté qu'il peut y avoir dans une cour de récré. Souvent, les adultes mettent leurs souvenirs dans un tiroir, qu'ils évitent d'ouvrir. Avec Fabien, on se sert de ces tiroirs pour raconter des histoires. Effectivement le monde de ces enfants est particulièrement sordide. Il faut juste trouver le bon angle d'attaque, pour ne pas choquer inutilement. Je n'hésite pas à montrer la violence, mais pas frontalement. On peut parler de tout aux enfants...
Fabien Vehlmann : Et il n'y a pas que les cours de récré. Certains enfants connaissent une violence dans leur famille. On parle d'alcoolisme, de violences domestiques... Et on pourrait parler de choses encore pires... Ça existe et ces gamins-là ont aussi besoin de lire des BD sur ces sujets, pour qu'ils puissent se dire qu'ils ne sont pas seuls.
Des personnages qui tranchent
Vos personnages sont diversifiés, vous abordez le sexisme, l'homophobie... Il y a un côté militant dans Seuls ?
Fabien Vehlmann : Ça se fait assez naturellement, mais oui c'est clairement militant. J'identifie des passages dans l'histoire où je pense pouvoir déployer tel ou tel thème. Par exemple les catalogues de jouets compartimentés selon le sexe de l'enfant : ça me rend dingue et je voulais en parler. L'épisode du Clan des requins s'y prêtait bien.
On ne veut pas forcer les gamins, juste leur apporter des contre-modèles, pour qu'ils n'aient pas un mode de pensée unique. Souvent, les gamines adorent le personnage fort de Leïla mais il y a aussi une place pour ceux qui abordent leur genre de manière très classique et préfèrent le personnage de Camille. On ne veut pas tout faire voler en éclat, mais dire que c'est aussi possible d'être un garçon manqué, qu'un garçon peut s'habiller en fille sans être humilié... Le tome 3 est très marqué pour ça.
On s'entend bien là-dessus avec Bruno. Dans le septième tome, je voulais que Saul défie Dodji, qu'il le mette mal à l'aise. Bruno a proposé qu'il l'embrasse et c'était parfait : on n'explique pas son geste, on ne le surligne pas, juste il le fait. Et on voit que les gamins gambergent derrière, pour certains le sujet est très fort. On essaie de ne pas mettre de sexualité dans Seuls, mais on donne des pistes de réflexion. Nécessaire quand on sait que l'homosexualité reste une des raisons principales de suicide chez les adolescents...
La construction du monde des Limbes se complexifie sur les derniers tomes. Vous saviez dès le départ où vous alliez ?
Fabien Vehlmann : Ça s'est construit amplement au fur et à mesure. Au départ, on avait deux solutions possibles pour expliquer la disparition des adultes. On voulait une série qui prenne son temps, mais quand on a vu les réactions très fortes des lecteurs, on a décidé de donner rapidement des réponses. On a gardé l’option qui permettait de bien déployer les personnages et la série y a gagné.
On a aussi resserré le récit, avec des cycles plus courts et on s'est fixé une fin, ce qu'on n'avait pas fait au début. On aura donc 5 cycles, soit 22 albums et après on arrête. Pour les lecteurs comme pour nous, c'est à la fois triste et rassurant. On adore retrouver ces personnages qui sont comme des potes, mais on espère éviter le syndrome de la série qui aurait dû s'arrêter et que les lecteurs achètent par habitude. C'est la pire des choses qui puisse arriver.
Et vous posez des défis graphiques posés à Bruno...
Fabien Vehlmann : Je sous-estime toujours ce que je lui demande. Quand je pense à un tome qui se déroule dans la neige, je crois que ça va être plus simple : c'est tout blanc ! Mais il s'avère compliqué de voir exactement comment la neige fait ployer les branches d'un sapin... C'est une galère !
Pour le tome 10, je voulais un endroit plein de jouets. Bruno a eu la bonne idée que ce soit un salon du jouet, mais il n'y a rien de pire à dessiner avec les jouets en séries, des caisses... Je lui promets toujours un épisode qui se déroulera dans le brouillard comme le tome 7... Il y en aura dans le tome 11 et des personnages plus faciles à dessiner car il leur manque des morceaux, mais je ne peux rien dire !
Quelle a été votre participation sur l’adaptation cinématographique ?
Fabien Vehlmann : On a validé la candidature de David Moreau, qui nous a convaincu. J'étais consultant mais on échangeait beaucoup avec Bruno. On lisait les différentes versions du script mais on n'a exigé que deux choses : premièrement, les personnages de couleur dans la BD devaient le rester dans le film. David a fait de Leïla le personnage central, c'est encore mieux ! Ensuite, les éléments dramatiques devaient être conservés. Sur deux autres propositions, on nous avait demandé que les enfants ne meurent pas à l'écran... Ces conditions ne sont pas évidentes et le casting, composé uniquement d'enfants, ne pouvait comporter aucune star « bankable » qui aurait porté le projet. Ça faisait beaucoup de complications, donc on l'a laissé s'éclater pour le reste, on était bienveillant mais pas chiant.
En l'état, l'histoire est bouclée mais il y a une ouverture très forte. Si le film marche, tout le monde a envie de faire une suite. C'est un petit budget à la base et une bonne partie des choix narratifs en dépendent : on oublie les animaux qui déambulent par exemple... C'est maintenant au dieu spectateur de décider !
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