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La Patrie des Frères Werner : L'Europe et nous

Avec La patrie des frères Werner, Philippe Collin et Sébastien Goethals suivent le parcours de deux frères dans l'Allemagne divisée de la guerre froide avec pour point d'orgue le match RFA/RDA durant la Coupe du monde de football 1974. Le résultat, vif et tendu, est passionnant. Les deux auteurs reviennent sur la genèse de cet album.

De quels intentions et désirs est né La patrie des frères Werner ?

Philippe Collin : Le Voyage de Marcel Grob, premier album que nous avons réalisé avec Sébastien, racontait une jeunesse européenne kidnappée par un régime totalitaire qui est le nazisme. Très vite, nous avons eu la volonté de faire un deuxième volet qui raconte une autre jeunesse européenne, cette fois-ci façonnée par le communisme. C'est une manière importante pour nous de regarder les fractures de l'Europe, ce à travers l'Allemagne, pays central dans l'histoire du XXe siècle : c'est là que naît le nazisme, avec ce que cela veut dire pour la Deuxième Guerre mondiale, et que s'incarne le rideau de fer.

Sébastien Goethals : Au départ, il y a également l’envie de Philippe d’écrire sur la fraternité, la place qu’on occupe dans une fratrie. Nous sommes tous les deux des aînés. Quand on est l’ainé, on bénéficie de pas mal de liberté, mais on récolte aussi son petit lot de culpabilité. Logiquement, on est le premier à partir de la maison. Et pour les autres, nous sommes ces personnes étranges qui occupent une place trop importante malgré leur absence. Et puis on est condamné à descendre de son piédestal…

La seconde idée était d’écrire sur l’autre idéologie dominante du XXe siècle. Nous voulions continuer à raconter l’histoire européenne mais cette fois-ci de l’autre côté. Marcel Grob était un jeune garçon coincé dans les méandres du nazisme ; nous voulions reprendre là où Marcel Grob finissait à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et raconter l’histoire de deux orphelins juifs coincés à leur tour dans le communisme. Philippe a proposé le contexte du match de foot de la RDA contre la RFA, de l’Est contre l’Ouest pendant la coupe du monde 74 en RFA. Il nous fallait alors continuer à tisser les oppositions et retourner dans ce pays disparu.

Souhaitiez-vous traiter des enjeux idéologiques et politiques que peut charrier le sport ?

Philippe Collin : J'ai toujours considéré le sport comme un prétexte à raconter des histoires, en particulier l'histoire du XXe siècle. C'est toujours efficace et jubilatoire de prendre le sport pour lui faire raconter la vie politique, sociale et culturelle. Par ailleurs, il permet de toucher différents publics et cela m'intéresse beaucoup.

Sébastien Goethals : Le football, avec ses intervenants, avec ses joueurs, devient une illustration de la complexité géopolitique de l’époque. Le mur idéologique agit comme un miroir : chaque personnage a, de l’autre côté, son opposé ou son double.

Avez-vous conçu dès le début les deux frères comme une métaphore de la fraternité allemande perdue ?

Philippe Collin : Oui, dès le départ et pour plusieurs raisons. C'est une manière efficace de parler de fraternité, des deux Allemagne face à face avec des visions opposées et il était important pour nous d'avoir ces deux points de vue. D'ailleurs, dans un des dialogues, Andreas dit qu'on le sépare de son frère comme on a coupé le pays en deux. Par ailleurs, l'exergue de cet album est « L'Europe, c'est la réconciliation » : les deux Allemagne se sont réconciliées, nous nous sommes réconciliés avec les Allemands… Un projet auquel Sébastien et moi croyons beaucoup encore aujourd'hui, alors que nous voyons combien c'est malmené. Si à la fin du récit nous laissons le champ ouvert, nous espérons que ces deux frères vont se réconcilier, qu'ils soient aussi l'allégorie de la réconciliation européenne.

Sébastien Goethals : Oui, c'est une métaphore, bien sûr, mais pas seulement. Il s’agit aussi des liens fraternels qui dépassent les nations. Et c’est bien pour ca qu’on les a caractérisés comme juifs, parce que ça nous semblait intéressant, justement, en résonance avec le mot « patrie », d’écrire une histoire sur deux orphelins erratiques.

Ici, le récit historique s'accompagne d'un récit familial singulier et d'un récit d'espionnage : vous teniez à mélanger les genres ?

Philippe Collin : En fait, c'est les deux réunis. Ce sujet le permet car c'est une vraie histoire d'espions dans la vraie vie, avec ce que cela offre de tension de type polar. On a aussi l'ambition avec Sébastien d'offrir un plaisir de lecture sur un sujet pas facile afin de toucher des publics différents et nous nous sommes dits qu'il fallait que le récit soit plaisant, avec une dimension haletante, une tension, un récit familial et d'espionnage…

Sébastien Goethals : Il n’y avait pas forcément de volonté de mélanger les genres, mais avec Philippe on essaie d’écrire sur des choses qui sont assez proches de nous, et je crois que nous n'avons pas peur des émotions, ni des sentiments. De plus, le conflit de loyauté était vraiment intéressant à écrire.

Comment avez-vous procédé pour maintenir une tension permanente ?

Sébastien Goethals : Celle-ci vient du fait qu’il y a des oppositions partout, des intérêts communs et divergents et de puissants désirs.

Dans cet album, quelle est la part de documentaire et celle de fiction ?

Sébastien Goethals : L’histoire réelle est celle d’un membre de la délégation de la RDA qui disparaît durant cette coupe du monde. Évidemment, le match est retranscrit de la façon la plus fidèle. Les frères Werner, quant à eux, sont des personnages de fiction, inspirés des « enfants-loups », soit les enfants orphelins livrés à eux-mêmes dans l’Allemagne désolée de l’après-guerre. Le colonel Gronau nous a été inspiré en partie par Markus Wolf.

Philippe Collin : Konrad et Andreas Werner sont des personnages fictionnels, mais ils sont tirés du réel. En 1945, il y a deux millions d'orphelins en Allemagne et comme le pays est en ruine, il n'y a aucune structure pour les recueillir, du coup ces « enfants-loups ». Je me suis beaucoup inspiré des recherches de l'historien allemand Christopher Spatz sur le sujet et la plupart des choses que nous racontons dans le détail de leur vie d'enfant est tout à fait réel. Par ailleurs, tout ce que nous racontons sur ce qui s'est appelé l'« opération cuir » et l'infiltration des espions dans les deux équipes de foot est tout à fait réel. C'est passionnant car c'est l'histoire de l'Europe au XXe siècle à travers un match de football.

Pour le dessin, vous êtes-vous particulièrement appuyé sur des images existantes ?

Sébastien Goethals : Le terme « appuyé » est le bon : j’espère que je suis allé plus loin que la documentation et que celle-ci ne gêne pas la lecture. Ma volonté était de rester discret : je n’aime pas trop quand l’utilisation de la documentation devient trop ostentatoire.

Votre dessin concilie réalisme et dynamisme : comment avez-vous procédé pour qu'il ne soit pas figé par le poids des éléments historiques ?

Sébastien Goethals : Je me suis imposé un rythme rapide avec l’idée de gagner en souplesse. À chaque album j’essaie d’améliorer un de mes points faibles. Les quelques retours négatifs qui il y avait sur Le Voyage de Marcel Grob concernaient justement le côté figé de mon réalisme.

Pourquoi utiliser peu de couleurs et en attribuer une principale à chaque situation ?

Sébastien Goethals : J’ai commencé à développer ce procédé sur Le temps des sauvages. Les 272 pages du récit nécessitaient que je m’allège de la somme de travail imposée par les couleurs. J’ai donc créé alors ces gris colorés qui changeaient à chaque séquence. J’ai augmenté l’intensité colorée sur Le Voyage de Marcel Grob en changeant un petit peu mon procédé et en rajoutant une couleur complémentaire. Je l’ai encore un petit peu augmentée sur La patrie des frères Werner. Je trouve plus intéressant de travailler sur le climat et sur les émotions que de coloriser chaque élément du décor. J’ai toujours adoré les affiches délavées par le soleil, quand il ne reste quasiment plus que du bleu et du jaune. Je trouvais que c’était une bonne idée pour illustrer le temps passé.

La patrie des frères Werner est votre deuxième album ensemble ; avez-vous d'autres projets en commun ?

Sébastien Goethals : Oui, bien sûr, et nous avons hâte d’y retourner. Avec Philippe, nous sommes dans un vrai dynamisme de travail, porté par la confiance, le respect et aujourd’hui l’amitié.

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