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La fantasy réinventée de Christophe Arleston

En 1994, d’un melting-pot scénaristique improbable mêlant mythes tradi­tionnels, décors médiévaux et humour léger, Arleston et Tarquin imposent dans leur premier album un nouvel univers, une nouvelle approche narrative et surtout un genre littéraire très peu exploité en bande dessinée. Portée par le monde de Troy, la fantasy s’ouvre alors à une manière inédite de raconter des histoires et devient accessoirement le fer-de-lance de la maison Soleil. Entretien avec Christophe Arleston…



On vous attribue la paternité du renouvèlement de la fantasy dans la BD franco-belge. Comment crée-t-on un genre nouveau?

Christophe Arleston : « Ce sont des événements qu’on ne planifie pas. Sur le moment, je n’avais pas l’impression d’être à ce point novateur. J’écrivais simplement ce que j’avais envie de lire et que je ne trouvais pas jusqu’alors.

Je suis depuis toujours un passionné de bandes dessinées, mais également de toutes les littératures et de cinéma. Cette boulimie culturelle s’intègre à ma personnalité, à mes qualités et à mes défauts et a participé à me construire en tant qu’auteur, à m’ouvrir sur des univers neufs et des histoires originales.

« J’ai besoin de me réveiller avec France Inter depuis que je suis môme, impossible de prendre mon café sans les infos du matin »

« J’ai besoin de me réveiller avec France Inter depuis que je suis môme, impossible de prendre mon café sans les infos du matin »

Lorsque j’ai eu envie de faire de la fantasy au début des années 1990, en BD il n’y avait pas grand-chose. Je n’avais pas encore lu La Quête de l’oiseau du temps qui passait pour la référence incontestable du genre et j’avais parcouru quelques Conan.

En revanche j’étais un gros lecteur de fantasy en roman avec Jack Vance, Fritz Leiber, Sprague de Camp, Silverberg, Farmer... (et bien plus tard Pratchett qui a hissé le genre à son sommet, mais j’ai eu la chance de ne plus être influençable lorsque je l’ai découvert!)

J’ai abordé la fantasy en BD assez naturellement, sans avoir conscience que personne ne l’avait jamais vraiment fait avant moi. En réalité, tant que j’étais le seul à travailler de cette manière-là, je ne me rendais pas compte que, pour ne pas faire le faux modeste, j’amenais quelque chose de particulier à la bande dessinée.

C’est lorsque vous commencez à voir apparaître tout un tas de séries dont les gens vous disent que « ça ressemble un peu à ce que vous faites » que vous réalisez que votre travail influence un genre.  »



Quelle est votre propre définition de la fantasy?

Arleston : « Un récit dans des univers imaginaires qui permet, grâce à ce décalage, de porter un regard sur notre monde. Et la fantasy que j’aime est inventive et créative et s’écrit avec « ie » à la fin.

Elle fait partie d’un genre plus vaste, celui des « imaginaires » par opposition à tous les genres très marqués comme le polar réaliste, le récit historique, l’autofiction contemporaine, etc. Les exégètes déclinent aujourd’hui la fantasy en plein de sous-genres, j’ai par exemple entendu un jour que Ekhö était de la « Light Urban Planet fantasy »... on peut multiplier les branches de l’arbre fantasy à l’infini, moi je préfère parler d’imaginaires et trouver simplement une bonne histoire à raconter, qui ait un sens.

Le mélange de cette « fantaisie » et de l’humour qui caractérise bien ce que je fais depuis la naissance de Lanfeust, c’est ça ma fantasy. C’est proposer une histoire et des personnages auxquels on adhère et profiter de la distance pour y glisser mine de rien quelques réflexions sur nos sociétés. C’est là que la fantasy devient intéressante, lorsqu’au fond, elle parle de nous.  »




Votre approche de la fantasy s’est-elle inspirée de l’Heroic fantasy des jeux vidéo ou de l’esprit Donjons & Dragons des années 1990?

Arleston : « Pas du tout. Lorsque j’ai créé Lanfeust, je ne possédais ni références gamer ni les bases tolkienniennes du genre. J’ai abordé la fantasy avec ma culture imaginaire propre, celle des mythes gréco-romains et des contes traditionnels de mon enfance, Grimm, Perrault. Mon imaginaire naviguait entre Icare qui colle ses ailes à la cire pour s’échapper du labyrinthe de Minos et un ogre en bottes de sept lieues. C’est pour cela que j’ai touché un large public : je ne m’adresse pas à un lectorat de spécialistes, chacun s’y retrouve. 

« J’adore traîner sur les chaînes de documentaires, regarder les célèbres gnous se faire bouffer par les crocos, les lions du Serengeti, tout sur le big bang, les reconstitutions 3D du crétacé, et, l’inusable requin »

« J’adore traîner sur les chaînes de documentaires, regarder les célèbres gnous se faire bouffer par les crocos, les lions du Serengeti, tout sur le big bang, les reconstitutions 3D du crétacé, et, l’inusable requin »

J’aime cette approche plus universelle : la fantasy est tout simplement le socle de toutes les littératures. Elle englobe tous les récits primitifs, de Sumer à Athènes. »



Et vous ajoutez une dimension humoristique qui éclaircit un genre traditionnellement sombre et dramatique…

Arleston : « J’aime mettre de la légèreté dans mes récits. Il y a une part de pudeur, mais surtout la distance qu’offre l’humour est idéale lorsque l’on souhaite pouvoir aborder des sujets plus délicats. J’avais par exemple fait un album des Trolls sur la dépression Pröfy Blues, qui a beaucoup fait rire… »



Réussir à associer un genre littéraire au monde graphique de la bande dessinée, n’était-ce pas le principal challenge?

Arleston : « J’ai toujours travaillé à l’instinct. Je n’ai jamais lu d’ouvrages sur le scénario, excepté les incontour­nables entretiens de Truffaut et Hitchcock (Hitchcock/Truffaut, ou Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, Robert Laffont, 1966).

Je ne crois pas beaucoup aux leçons de scénarios : tous les bons élèves finissent par faire la même chose, il n’y a plus de surprise. J’ai appris en lisant des œuvres et non leurs commentaires.


L'énorme carte du monde de Troy, imaginé par Christophe Arleston

L'énorme carte du monde de Troy, imaginé par Christophe Arleston

Par exemple je m’appuie beaucoup sur le 4 bandes dans un domaine où la plupart des auteurs choisissent plutôt le 3 bandes : parce que ma culture visuelle BD de base, c’est Gil Jourdan ou Astérix. Du coup, j’aborde un peu la fantasy comme Tillieux abordait le polar ou Goscinny le pseudo-historique. »



Au-delà du découpage d’un album, il y a l’écriture du scénario. La vôtre est-elle particulière?

Arleston : « J’ai une formation de journaliste : j’ai appris l’écriture. Beaucoup de gens pensent savoir écrire alors qu’ils n’ont jamais été malmenés par des enseignants impitoyables qui vous obligent à chasser l’adverbe et à faire court et concis pour dire un maximum de choses en un minimum de lignes. Ces techniques sont extrêmement utiles en bande dessinée parce que le texte, c’est de la surface volée à l’image.

Avant mes premières publications en 1991, j’étais déjà auteur dans un domaine assez différent : les dramatiques radiophoniques. Cette expérience a elle aussi été fondatrice, j’ai appris à faire passer un maximum d’informations uniquement dans du dialogue. Mon expérience radiophonique et ma formation journalistique sont très complémentaires dans mon processus d’écriture et me distinguent sans doute d’autres auteurs. »



Quelle est l’origine de ce gigantesque monde de Troy?

Arleston : « Lorsque j’ai écrit le premier jet des Feux d’Askell, j’y décrivais un univers de baladins inscrits dans des aventures maritimes. Ces personnages, chacun étant doté d’un pouvoir unique, voguaient d’île en île à la recherche de la source de magie.

Cela explique d’ailleurs pourquoi dans Lanfeust, le Magohamoth est un animal marin. Je me suis très vite rendu compte que ce scénario comportait trop d’ingrédients et qu’il fallait simplifier pour avoir une bonne histoire. Du coup je me suis retrouvé avec d’un côté des pouvoirs magiques et la recherche de leur origine, et de l’autre un univers de baladins accompa­gnant une danseuse légère.

Lorsque j’ai proposé les deux histoires à Mourad Boudjellal, patron des éditions Soleil, il m’a dit sans hésiter : « Pars sur la strip-teaseuse et le bateau, laisse tomber les pouvoirs magiques, c’est naze. » Heureu­sement je sais insister, je lui ai reproposé Lanfeust quelque temps plus tard et il a accepté.  »



Peut-on aujourd’hui dire que Lanfeust a offert à l’éditeur Soleil son identité éditoriale?

Arleston : « Disons qu’on a construit le second étage de la fusée Soleil. Le premier étage, c’était les intégrales de Rahan qui avaient assuré à Mourad Boudjellal une stabilité économique. Lanfeust a initié le décollage définitif pour un résultat que l’on connaît. Et oui, la série a largement contribué à l’identité de Soleil. »



La richesse de l’univers de Troy tient aussi à la diversité des dessinateurs et au nombre impressionnant d’albums réalisés (près d’une centaine). Diriez-vous que cette entreprise fonctionne comme une famille?

Arleston : « Oui, effectivement. On y trouve des frères et sœurs, des oncles et quelques cousins un peu plus éloignés, mais tout le monde s’entend bien. Le premier créateur graphique de l’univers, c’est Didier Tarquin : à chaque fois qu’une décision est prise pour le monde de Troy, j’en parle avec lui.

Pour Trolls, Didier connaissait bien Jean-Louis Mourier et ça s’est fait tout seul. Pour Cixi, Didier qui est très attaché à ce personnage avait envie de le faire lui-même, mais n’avait jamais le temps. Pendant longtemps, nous avons différé la réalisation de la série jusqu’au moment où je lui ai proposé Olivier Vatine pour la dessiner. Je savais que Didier respectait beaucoup le travail d’Olivier, et il a accepté. »



Au regard de votre production très fertile et très diversifiée dans la fantasy, prenez-vous toujours autant de plaisir
?

Arleston : « Très clairement oui. Lorsque je regarde la carte du monde de Troy au mur de mon bureau, je constate qu’elle s’arrête à l’équateur, ce qui signifie qu’il nous reste encore un demi-monde à découvrir et à explorer. Et on sait à quel point ces terres inconnues font rêver tant elles proposent d’aventures à inventer. Et puis entre les deux continents du Darshan, il y a un petit isthme que les bateaux traversent via un système de roulage sur terre ferme. Il s’y passe beaucoup de choses, mais uniquement dans ma tête pour le moment.

Maintenant, la nouveauté et le plaisir tiennent également au fait d’être capable de renouveler nos personnages et leur environnement. Avec Didier, on va relancer Lanfeust après trois ans d’arrêt parce qu’on a eu l’idée de l’imaginer 15 ans après être devenu ce grand héros qui a sauvé le monde. On a donc un homme de 35 ans au lourd passé devenu simple forgeron itinérant. Et pendant ce temps ,Hébus est devenu un rat de bibliothèque.

En réinventant nos personnages, on se redonne l’envie de raconter de nouvelles histoires. La fantasy reste un plaisir pour moi. Je me rends compte que, même lorsque j’ai envie de tenter autre chose, je suis toujours rattrapé par la fantasy. Lorsque par exemple j’ai imaginé Ekhö, alors que je voulais raconter une histoire contemporaine à New York et que Barbucci voulait de la vraie fantasy, on a généré quelque chose de complè­tement nouveau. C’est ça la fantasy, un espace sans limites dédié aux imaginaires. »

 
Interview issue du dossier "Arleston, créateur d'Univers" MAG ZOO N°Novembre-Décembre 2020 

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