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Sylvain Runberg et Miki Montlló sont des auteurs confirmés de SF, notamment avec leur série Warship Jolly Roger. Le duo adapte la nouvelle L’Équateur d’Einstein de Liu Cixin. Entre mafia chinoise et colonisation extraterrestre, Nourrir l’humanité questionne l’extrême polarisation entre richesse et pauvreté.

Avez-vous choisi le titre de Liu Cixin que vous alliez adapter ?

Sylvain Runberg : J’étais un des premiers à être contacté, il y a trois ans maintenant, par Corinne. On avait tout un panel de récits parmi lesquels on pouvait choisir. J’ai choisi, entre autres, Nourrir l’humanité et j’ai proposé à Miki Montlló de le faire avec moi.

Connaissiez-vous les oeuvres de Liu Cixin avant de faire cette adaptation ?

Miki Montlló : J’aimais déjà le travail de Liu Cixin que j’ai connu avec Le Problème à trois corps : la première histoire de science-fiction chinoise que j’ai lue. Il y a chez Liu Cixin une originalité et une force que je ne trouve pas dans la science-fiction actuelle. Ses livres proposent des formes de narration nouvelles, contrairement à la SF américaine qui nous a bercée toute notre enfance. On découvre une nouvelle culture, une autre manière de voir le futur. La structure de L'Équateur d'Einstein est un peu « irrégulière » par rapport à ce à
quoi nous sommes habitués…

Nourrir l'humanité

Nourrir l'humanité © Delcourt, 2022

S. R. : Il y a trois récits en fait : la mission de Hua Tang au présent, comment il est devenu tueur à gages et, en même temps, la raison pour laquelle des extraterrestres souhaitent coloniser notre planète. Hua Tang est engagé par les treize personnes les plus riches de la planète pour tuer trois individus qui sont très pauvres. Mais pourquoi des gens aussi puissants le chargent-ils de tuer ces personnes a priori sans influence ? C’était une construction narrative assez complexe, mais excitante à mettre en place.

Hormis ces trois narrations décalées dans le temps, mais irrémédiablement liées par le cours des événements, quels ont été les défis de cette adaptation ?

S. R. : Dans la nouvelle, il y avait une écriture plus proche de la fable onirique et du symbolique. Il a fallu tout déconstruire pour tout réadapter en bande dessinée. Un vrai travail de création ! Et puis il y avait le fait de travailler pour la première fois pour un éditeur chinois, ce qui veut dire passer au crible de la commission de « qualité »…

M. M. : Peu de choses ont été modifiées sur le fond, mais on a eu beaucoup d’indications à propos de la représentation de l’argent physique. Nous n’avions pas le droit de dessiner de la monnaie chinoise par exemple. J’imagine que si on représente des yuans cela peut passer pour une critique directe du système économique chinois… Il y a aussi eu quelques
changements pour des questions culturelles, notamment de représentation de la violence, du sang et de parties du corps sectionnées.

Le contenu n'a pas été censuré alors même qu'il est très critique ?

M. M. : Je n’ai pas trouvé que la nouvelle était seulement une critique du système économique chinois ou du capitalisme, mais plutôt une critique générale, celle d’une société où une élite possède toutes les ressources. Il y a de moins en moins de pauvreté dans nos sociétés, mais paradoxalement, les personnes les plus riches détiennent toujours plus de richesses. Peut-être que demain, tout sera détenu par Jeff Bezos ou Elon Musk ?

Nourrir l'humanité

Nourrir l'humanité © Delcourt, 2022

S. R. : Il y a vraiment une réflexion sur le capitalisme, sur ce qu’on appelle la richesse.
Est-ce que l’argent est la vraie richesse ? En soit, l’argent, ça n’existe pas, c’est juste
une idée sur laquelle on se met d’accord pour organiser les échanges humains. Dans
la nouvelle de Liu Cixin, une race humaine créée par des extraterrestres souhaite coloniser notre planète parce que sur leur terre d’origine, le Grand Propriétaire possède tout, même l’oxygène. C’est une allégorie du capitalisme poussé à l’extrême. Une réflexion particulièrement ancrée dans notre époque.

Dans cette fable, quelle serait alors la morale ?

S. R. : La morale serait qu’il faut savoir se poser les bonnes questions et aussi remettre les ordres en question. Hua Tang commence à s’interroger sur les motivations de ses commanditaires. « Pourquoi on me demande de faire ça ? » Or, en tant qu’assassin, si on commence à se poser des questions morales par rapport à ses cibles, on ne peut pas continuer.

Miki, comment as-tu dessiné Nourrir l'humanité ? Tu as encore une fois apporté un soin tout particulier aux couleurs.

M. M. : Comme pour Warship Jolly Roger,
Sylvain me fait un découpage planche par planche avec les dialogues, puis je peux les adapter à ma manière. J’ai fait des recherches sur les Chinois, sur les triades, sur la mafia chinoise. J’ai un peu changé mon style pour cet album : je voulais donner un aspect agressif et sombre qui correspond à l’histoire. Pour les couleurs, les Chinois ont une sensibilité complètement différente de la nôtre. Ils mettent des lumières absolument partout et ils utilisent des jaunes, des violets. C’est intéressant de voir comment les couleurs sont utilisées dans une culture, quelles valeurs on leur donne.

Nourrir l'humanité

Nourrir l'humanité © Delcourt, 2022

Quelle est ta planche préférée ?

M. M. : Comme j’apprécie les contrastes entre les couleurs, les éclairages et l’obscurité, j’aime particulièrement les pages avec les décharges. Parce que j’adore leur lumière. Il y a des monceaux de détritus et un très joli coucher de soleil. C’est un chouette contraste.

La couverture est très belle avec son efflet flaque d'eau, vertiginieux.

M. M. : Comme l’histoire est une sorte de réalité miroir de la nôtre, je voulais faire
une couverture qui montre cette réflexion sur notre monde actuel.

S. R. : La SF, c’est un miroir qu’on braque vers le futur pour comprendre notre présent.

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