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Après 43 ans, les Passagers du vent de François Bourgeon rentrent à quai

Entretien avec François Bourgeon dans son atelier de Tréogat (Finistère), samedi 15 octobre 2022 pour la sortie du neuvième et dernier tome des Passagers du vent.

Peut-on commencer par revenir sur votre parcours avant la bande dessinée ?

Le dessin a toujours été pour moi quelque chose de narratif. Il sert à me créer des mondes imaginaires. J’ai toujours dessiné depuis mon enfance, assez en solitaire, à Paris. Mais je ne me destinais pas à la bande dessinée. J’ai d’abord eu un diplôme de maître-verrier aux Arts Déco et Métiers d’Art, puis j’ai travaillé dans ce domaine en région parisienne, avant de partir faire mon service militaire.

Comment êtes-vous entré en bande dessinée ?

En revenant de l’armée, j’ai obtenu un poste de maquettiste à la revue Lisette, un journal pour les petites filles. Un week-end, la rédaction avait besoin d’une illustration en urgence pour le lundi. Je l’ai dessinée : c’était un dessin pour une petite nouvelle sur deux gamines qui rentraient dans la cuisine d’une école, sur une double page. C’était ma première illustration publiée. Elle a plu, et on m’en a demandé d’autres. Puis j’ai écrit ma première histoire, L’ennemi vient de la mer. J’ai ensuite travaillé pour les éditions Fleurus et le magazine Pif Gadget. La BD adulte commençait à peine à exister. J’ai commencé à illustrer Brunelle et Colin, une série de bande dessinée créée par le scénariste Robert Génin. Elle a été publiée à partir de novembre 1976 dans l’hebdomadaire Djin des éditions Fleurus. Puis elle a fait l’objet de sept albums édités chez Glénat jusqu’en 1988 avec un certain succès commercial. À la fin des années 1970, j’avais commencé à écrire et dessiner mes premières histoires personnelles. Dont Maître Guillaume et les bâtisseurs de cathédrales, ma première BD éditée en 1978 et aujourd’hui épuisée (N.D.L.R. : il en sort un exemplaire des immenses étagères, dans la cale de son atelier boisé en forme de bateau). Puis j’ai commencé à écrire cinq pages par semaine du premier tome des Passagers du vent, La fille sous la dunette, dans le magazine Circus.

François Bourgeon, dans son atelier de Tréogat

François Bourgeon, dans son atelier du Pays Bigouden
© Photos de Pierre Fontanier

Vous avez obtenu d’emblée le Grand Prix du meilleur album à Angoulême en janvier 1980…

Oui, avec une anecdote : par négligence, l’éditeur Glénat, qui savait que je serai présent à Angoulême, n’avait pourtant pas édité le premier tome des Passagers du vent. L’auteur Jean Léturgie, alors attaché de presse à l’époque, a découpé dans la revue Circus et agrafé tous les cahiers qui composaient l’histoire et en a distribué un jeu à tous les membres du jury. Glénat l’a éditée dans la foulée du prix.

Vous vous intéressiez déjà de très près aux maquettes, en particulier de bateaux…

Oui. Enfant, je bricolais en découpant des bouts de papier que je collais avec de la colle et du scotch. En grandissant, j’ai réalisé des maquettes plus sérieuses en m’intéressant à l’archéologie navale, en particulier les navires à 74 canons et à travers les livres de l’architecte Jean Boudriot. Quand j’ai commencé Les Passagers du vent, je venais de terminer ma maquette d’un 74 canons qui m’a servi pour l’histoire.

(Une maquette d’une partie de Montmartre trône dans l’atelier, entre des maquettes de bateaux.) Vous travaillez toujours d’après vos maquettes ?

Je procède comme ça quand j’en ai envie, lorsque ça se justifie. Et c’est aussi un moment d’amusement et de détente. Depuis toujours, c’est un jeu, comme les têtes de certains personnages que je modélise en plâtre : ça me permet d’avoir un panel d’émotions et d’expressions que je n’obtiendrais pas de la même façon en les imaginant. Ce sont des complications supplémentaires, mais j’aime beaucoup me compliquer la vie (sourire). Depuis le début, c’est un jeu. Dès le début des Passagers du vent, je me suis demandé comment devait être placé le soleil sur le bateau par rapport au jour, à l’heure…

François Bourgeon, dans son atelier de Tréogat

François Bourgeon, dans son atelier du Pays Bigouden
©Photos de Pierre Fontanier

Quand on dit, dans le milieu de la BD, que lorsque le soleil se lève ou se couche tel jour à telle heure dans un album de Bourgeon, ce n’est donc pas un mythe, mais bien une réalité ?

Tout à fait, c’est véridique. Dans ma série Les Compagnons du crépuscule, je mets en scène un tueur de pleine lune au Moyen-Âge. À l’époque, il n’y avait pas Internet et je me demandais quand était la pleine lune lors des crimes de ce personnage. J’ai adressé une demande au bureau des longitudes de l’Observatoire de Paris, qui m’a fourni le calendrier des lunes de cette époque historique. Comme je vous le disais, tout cela, avec les maquettes, la modélisation des personnages, est un jeu. Avec le lecteur, mais surtout avec moi-même : il faut que je sois moi-même convaincu que c’est vrai. Et cela a un avantage : la crédibilité de mes histoires dans la Grande Histoire. Même chose lorsque, dans le dernier tome des Passagers du vent qui nous occupe, je dessine les rochers près du bagne calédonien où a été emprisonnée Zabo : j’ai dessiné les vrais rochers d’après des photos que j’ai pu trouver. Même chose : je ne fais jamais dire des choses que j’invente aux vrais personnages historiques qui prennent place dans mes scénarios, mais uniquement ce qu’ils ont vraiment exprimé, écrit ou ce dont ils se sont vantés.

La documentation historique prend une place et un temps très important dans votre travail ?

Oui, le travail de recherche documentaire est énorme. Je cherche, je fouille, je lis, je fais des repérages, directement sur place comme à Montmartre ou dans des livres, des cartes et des documents historiques. Je vais dans les musées, les bibliothèques, les services des cadastres. Car avant, il n’y avait pas Internet. Et même encore aujourd’hui, tout n’est pas sur Internet.

Vous jubilez quand vos histoires croisent réellement la Grande Histoire ?

Oui, et ça arrive relativement souvent. En tout cas, beaucoup plus qu’on ne le croit. Plus on cherche, plus on tombe sur ce genre de « hasards » que j’adore. En travaillant sur le dernier cycle des Passagers du vent par exemple, j’ai découvert que 23 femmes avaient été déportées au bagne en Nouvelle-Calédonie. On a des renseignements sur 22 d’entre elles, mais pas la 23e. Donc la 23e, c’est Zabo, mon personnage !

Vos principaux personnages sont toujours des femmes, depuis le début : comment l’expliquez-vous ?

Ayant commencé dans des illustrés pour les petites filles, j’ai toujours eu l’habitude de mettre en scène des héroïnes. Pour les Passagers du vent, ma première motivation, et elle n’a pas été facile, a été d’amener Isa sur un bateau de guerre, un 74 canons.

Et dans le dernier cycle, en particulier ce dernier tome qui va paraître le 23 novembre 2022 chez Delcourt, on suit la trajectoire de vie de Zabo, la descendante d’Isa…

Oui, j’ai voulu suivre Zabo jusqu’au bout de la série. Elle est née en Louisiane, est arrivée en France via l’Angleterre, a atterri à Montmartre, vécu la guerre de 1870, le siège de Paris par les Prussiens et les 72 jours de la Commune, avant d’être déportée en Nouvelle-Calédonie et de revenir. Son parcours colle à celui de Louise Michel, que Zabo a rencontré quand elle était institutrice à Montmartre, elle lui a donné un coup de main.

La série s’étale sur 43 ans, de janvier 1980 à novembre 2022. Elle a été émaillée de deux procédures juridiques avec deux éditeurs, Glénat et Casterman. Avez-vous le sentiment que cela a entaché votre travail et vous a fait perdre des lecteurs ?

Non, je ne pense pas, car j’ai continué à travailler tout le temps des deux procédures, même si ça a été une grosse dépense d’énergie. Mais au bout de 9 et 12 ans de bataille juridique, on est allé jusqu’en Cour de cassation où j’ai eu gain de cause à chaque fois.

Quel était le fond du problème ?

Les deux éditeurs ne m’avaient pas payé tout ce qu’ils me devaient pour mon travail.

Vous êtes désormais chez Delcourt depuis plusieurs années…

Oui. J’ai commencé Les Passagers du vent chez Glénat, puis je suis passé chez Casterman pour Les Compagnons du crépuscule et Le Cycle de Cyann. Les Passagers du vent sont ensuite passés chez Casterman, puis chez 12bis, et enfin Delcourt.

Comment est née votre série médiévale-fantastique en trois tomes, Les Compagnons du crépuscule ?

Jean-Claude Forest, l’auteur de Barbarella, voulait créer un magazine grand format, Géant, avec Bilal, d’autres auteurs et moi. J’avais ce synopsis et les premières planches. Le magazine ne s’est jamais fait, mais cela a facilité le lien avec Casterman pour l’éditer en albums.

Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans la science-fiction avec votre série en six tomes, Le Cycle de Cyann ?

Vous savez, l’histoire et la science-fiction, pour moi, c’est la même démarche : dans l’histoire, il faut reconstituer un monde qui a existé, retrouver les documents historiques et dans la science-fiction, il faut créer un monde qui n’existe pas et créer aussi les documents. J’ai été aidé par mon ami Claude Lacroix pour créer les mondes et les personnages.

Votre façon de travailler est très exigeante et implique beaucoup de temps pour faire un album…

Oui, j’ai besoin de temps car il faut que je nourrisse mes histoires. Le plus intéressant n’est pas le point de départ, mais comment et où on arrive. Je sais en général où je vais par cycle d’albums. Mais pour Les Passagers du vent par exemple, je ne savais pas que je poursuivrai au-delà du premier tome, même si je m’étais ménagé la possibilité de pouvoir le faire. Par contre, je ne pensais pas forcément continuer après le premier cycle de cinq tomes.

Comment travaillez-vous votre dessin ?

Avant, je travaillais de façon classique, sur des planches originales. Je bossais à la plume mais celles que j’utilisais n’existent plus. Cela fait maintenant de nombreuses années que je dessine au feutre le dessin de chaque case et que je les assemble ensuite. Une fois que le noir et blanc est terminé, l’éditeur me fait une impression que je mets en couleur directement, à la main et à l’encre. Puis les couleurs sont retravaillées selon le rendu que je souhaite.

François Bourgeon, dans son atelier de Tréogat

François Bourgeon, dans son atelier du Pays Bigouden
©Photos de Pierre Fontanier

Pourquoi ne dédicacez-vous jamais vos BD et ne vendez-vous pas vos dessins ?

Mon métier est de raconter des histoires. Quand j’étais tout jeune auteur, je me suis retrouvé en dédicace et je n’ai pas pu fournir une des cinq planches que je devais rendre chaque semaine à mon éditeur. Quand il m’a fait remarquer que j’avais ma carte de presse et devais me tenir au rythme de parution car un journal ne peut pas sortir avec une page blanche, je lui ai répondu qu’il avait raison. Et qu’à partir de ce jour, je me contenterai de faire mon métier, et lui de le vendre. Par cohérence et pour ne jamais favoriser un lecteur par rapport à un autre, je m’y suis toujours tenu. Même chose pour les dessins et planches originales : mon métier est de faire de la narration, pas des choses à encadrer. J’en ferai sûrement don, un jour. Peut-être à un musée.

Dans ce neuvième et ultime tome, Les Passagers du vent se terminent en Bretagne. Précisément en Pays Bigouden, où vous vivez depuis 1982. Quel est votre rapport à la région ?

J’ai toujours connu la Bretagne. Je venais régulièrement y passer des vacances, petit, avec ma mère et ma grand-mère. Au début des années 1980, j’avais envie de quitter Paris car j’aime la nature et la mer. J’avais plusieurs amis ici, donc j’ai décidé de m’y installer. Je suis arrivé en Bretagne en 1982 et j’ai acheté cette maison et cet atelier, que j’ai fait aménager, en 1984.

La mer est essentielle dans Les Passagers du vent. Dans votre vie aussi ?

Oui, c’est un élément essentiel pour moi. J’ai un peu navigué, il y a longtemps. Mais je suis surtout devenu un spécialiste de la marine ancienne. La mer, j’y vais chaque jour, même si je n’y reste pas forcément longtemps, pour marcher en baie d’Audierne. J’adore cet endroit, les couleurs qui ne sont jamais les mêmes, la lumière… C’est une vie et une source d’inspiration. Je fais d’ailleurs partie de l’association de la baie d’Audierne. Je voulais que l’histoire se termine ici, calmement, près de chez moi. Je savais un peu où j’allais… D’ailleurs je tiens à rendre hommage à Robert Gouzien, qui a assuré la traduction des dialogues en breton dans les deux albums du dernier cycle et qui nous a récemment quittés.

Après 43 ans, qui correspondent à une vie professionnelle, allez-vous devenir un retraité des Passagers du vent ?

Oui, ça me fait drôle d’arrêter. Je dois laisser passer un peu de temps avant de me lancer dans une autre histoire. J’attends d’avoir une envie irrésistible d’écrire. Il est évident que je ne me lancerai pas dans une telle série. Plutôt une histoire en un volume, même si elle est épaisse.

Les passagers du vent, dernier tome

Les passagers du vent, tome 9
©Delcourt éditions, 2022

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