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Baudoin et Lepage au pied des étoiles

En 2024, les éditions Futuropolis fêtent leurs cinquante ans. Et cette année-anniversaire débute en beauté et en douceur avec la parution d'un album « pas comme les autres » : Au pied des étoiles. Entretien. 

NDLR : avant de découvrir cet échange passionnant, si vous n'avez pas encore eu le plaisir de lire cet ouvrage, voici un résumé bienvenu issu du site de l'éditeur d'Au pied des étoiles : Un professeur de physique dans un lycée de Grenoble, José Olivares, avait un rêve : emmener ses élèves voir les étoiles dans le désert d’Atacama, au Chili. Là où se trouvent les plus grands observatoires sur terre. Il avait imaginé que deux auteurs de bande dessinée racontent en images cette expédition. Le voyage était prévu en avril 2020, mais rien ne s’est passé comme prévu. Alors que le monde est confiné pour cause de pandémie, on découvre chez Emmanuel Lepage une tumeur maligne. Plus question de partir.
Un premier voyage aura finalement lieu en décembre 2021, sans les lycéens, faute d’argent, mais avec le professeur et les deux auteurs. C’est le moment de l’élection présidentielle au Chili, qui devra départager un candidat d’extrême droite et le jeune candidat de la gauche unie, Gabriel Boric. Dans cette effervescence du résultat de l’élection, où se joue l’avenir du Chili, les deux auteurs se mêlent au peuple qui afflue en masse vers la place d’Italie...

Et une présentation des auteurs, issue elle aussi du site de l'éditeur : La rencontre de deux grands auteurs, Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage unis pour transmettre la beauté des êtres et des choses. Depuis ses débuts, l’aîné, Edmond Baudoin, s’est tourné vers une bande dessinée autobiographique, tandis que le cadet, Emmanuel Lepage, a choisi de s’exprimer dans la fiction, pendant vingt ans, avant de se permettre de dire « je » dans ses livres. Mais ce qui les réunit est bien plus fort que ce qui les sépare : le voyage d’abord, leur amour de l’art et du beau ensuite, leur engagement passionné pour l’humain enfin. Témoin, ce livre de non-fiction magnifique, singulier, foisonnant, riche de leurs échanges, écrit et dessiné à quatre mains. Il raconte leur voyage au Chili en décembre 2021, les étoiles du désert d’Atacama, le dessin, l’amour, les rencontres, la nécessité de transmettre, la beauté des êtres et des choses, et toujours, toujours, la vie. 

Edmond Baudoin, Emmanuel Lepage : Baudoin et Lepage au pied des étoiles

Cet ouvrage consacre plus qu’une collaboration artistique. Comment vivez-vous sa sortie ?

Emmanuel Lepage : Je n’ai pas d’appréhension particulière. Je l’ai terminé mi-octobre 2023, donc je suis déjà dans le prochain. Ce livre ne m’appartient plus. C’est pendant sa création que j’ai eu à effectuer un travail particulier sur moi. Maintenant, je l'ai déjà mis à distance, mais je reste très curieux de savoir ce que l’on en dira, c’est vrai.

Edmond Baudoin : C’est particulier. J’ai travaillé avec d’autres auteurs, mais là, la différence d’approche, la manière de travailler le dessin, de travailler dans l’ensemble, fait que ce livre n’est pas comme les autres. J’avais le rêve de faire un livre comme ça avec Michel Crespin, mais cela n’a pas pu se faire avant sa disparition. Le faire avec Emmanuel, c’est donc un vieux rêve qui se réalise. Lui et moi n'attendons pas la même chose du dessin. Nous arpentons des chemins différents, même si nous cherchons la même chose à titre individuel : nous voulons tous deux pousser les portes de nouveaux territoires à la différence près que je travaille dans l’urgence et lui dans le temps long. Alors c’est vraiment un livre particulier.

Quand vous décidez de travailler ensemble, quel livre avez-vous en tête ?

E. L. : Il n’y a pas d’album prévu à ce moment-là. Je ne sais même plus ce que nous imaginions. Tellement de temps a passé entre la proposition et le moment où l’on s’est envolé… Deux ans… C’est à ce moment-là que nous avons commencé à penser à un livre. Avant, il y avait trop d’incertitudes, on ne savait même pas si nous arriverions à l’observatoire chilien. Quand le voyage s’est confirmé, c’est Edmond qui m’a appelé pour en questionner le sens. On s’est dit que nous parlerions de la rencontre entre deux auteurs aux univers différents. Edmond a produit des pages pendant le voyage et moi, j’ai structuré le récit à notre retour.

E. B. : Nous avons imaginé ce livre dans un moment historique. Nous avons commencé avec la crise COVID et le cancer d’Emmanuel. Il y a eu l’élection de Boric, notre rencontre, les étoiles, des jeunes gens avec leurs propres questions actuelles. Alors comment faire revenir les étoiles, tenir cette ligne directrice, a été la grande question. Je pensais au départ que la rencontre avec les jeunes gens serait vraiment importante. J’étais allé deux fois au Chili. En y allant avec des jeunes, je pensais revoir ce pays à travers leurs yeux, découvrir. D'ailleurs, je « voulais » voir avec leurs yeux. Mais comme à chaque fois, je n’avais pas de projet de livre. Il y a le livre qui se fait finalement, c’est tout.

C’est ma rencontre avec l’auteur qui a pris le pas. On se connaissait déjà avec Emmanuel, mais la vraie rencontre ne peut se faire que dans le travail. Aller à la plage, papoter, ce n’est pas une rencontre. Se rencontrer, c’est fournir un effort. Faire un travail commun. Comme un couple. Un couple se rassemble pour travailler à un projet de vie. La rencontre permet de découvrir un être humain, sa manière de voir le monde, de réfléchir, d’avoir du bonheur, de rire. C’est voir la personne vivre avec ses joies, ses difficultés. C’est mêler sa recherche à celle d’un autre. Et on le fait dans une improvisation à deux, comme lorsque l’on fait de la musique. Dans une expérience de vie où l’on est tout à l’autre.

E. L. : C’est souvent comme ça quand je commence une BD documentaire. Je sais qu’il y a un livre et qu’il faut que je le trouve. Ce n’est pas du tout la façon dont je pratiquais la BD avant. C’est comme sculpter un morceau de pierre. Je garde des choses… C’est en faisant que le livre se trouve. Et puis j’ai l’expérience pour raconter une histoire, je ne suis plus inquiet.

E. B. : Tandis que moi, je modèle la terre. Et tant pis s’il faut que je mette cette terre à l’eau pour tout repartir de zéro. Pour mon livre Le Chant des baleines, j’ai tout refait quatre fois. Je travaille très vite. S’il faut recommencer deux cents pages, je le fais. Pendant le voyage, Emmanuel me voyait jeter des pages et me demandait comment je pouvais faire ça : ça lui posait problème de voir quelqu’un jeter un dessin.

Edmond Baudoin, Emmanuel Lepage : Baudoin et Lepage au pied des étoiles
Edmond Baudoin, Emmanuel Lepage : Baudoin et Lepage au pied des étoiles
Cet album livre beaucoup de choses très personnelles, plus particulièrement sur vous Emmanuel. Comment avez-vous construit ensemble cet aspect du livre ?

E. L. : Edmond et moi nous sommes entraînés l’un l’autre. Edmond a placé le « je » au cœur de sa démarche de création et il a fallu que je m’aligne. Je ne pensais pas ouvrir sur la maladie, mais il y a eu une évidence. L’histoire m’a invité à sortir des choses que je n’avais pas forcément envie de dire alors. Il y a une forme de pudeur qui fait que j’hésite à en parler. Mais c’est Edmond, dans la BD, qui en parle en premier. Lui travaille beaucoup dans le temps du récit. Comme je lui en parle, il en fait une page et ça m’invite à en parler à mon tour. Mais comment en parler ? C’est ça qui m’importait.

L’absence d’Edmond dans le second voyage constitue-t-elle un tournant pour la réalisation du livre ?

E. B. : Il était prévu que je sois absent, au vu des retards pris par le projet global. Nous le savions en commençant à penser le livre.

E. L. : Mais ça restait un peu gênant. L’idée de base, c’était quand même d’aller voir les étoiles ensemble. C’est surtout ça qui change le livre. Puisque l’idée de départ, c’est de vivre ensemble le voyage à travers le regard des jeunes, alors pourquoi y aller ? Le projet n’était plus celui prévu au départ. L’absence d’Edmond, c’est un deuxième livre qui se fait. Je ne me sentais pas si légitime que ça dans ce second voyage. Nous avions un réalisateur avec nous, et c’était le regard d’Emond qui comptait pour lui à l’origine. C’était donc à moi d’endosser ce rôle, notamment face à la caméra.

Comment avez-vous pensé à reconvoquer Edmond dans cette seconde partie ? Il ne pouvait pas en être absent, le livre n’aurait plus eu de sens ?

E. B. : C’était à Emmanuel que cela incombait. Il a maintenu ma présence volontairement. C’est un marin, il aurait pu être capitaine de bateau. Moi je suis un terrien, je n’ai pas son rapport à vouloir tenir les choses. C’est comme ça que lui écrit les livres. Moi je vis les choses comme elles viennent. Un marin doit amener le bateau à bon port. Celui qui marche dans la nature n’est pas obligé d’arriver à bon port de suite, il y a moins de risques.

E. L. : À notre retour du premier voyage, en janvier 2022, toute la structure de la première partie est prête, le récit est structuré. Je n’ai pas fait de planches, mais Edmond a fait toutes les siennes et cela m’a permis de construire notre récit. À mon retour du Chili, j’ai raconté ce nouveau voyage à Edmond. Mais je n’ai pas pu me mettre au travail de suite, je devais terminer Cache-cache bâton. J’étais en confinement avant mon départ pour les terres australes quand j’ai proposé à Edmond la composition de la seconde partie, avec lui dedans. À mon retour des Kerguelen, Edmond avait fait une grande partie des pages le concernant. Il me restait tout à dessiner, ce que j'ai fait de juillet à octobre 2023. En septembre, on s’est retrouvés à Grenoble pour décider de l’épilogue.

« Emmanuel me voyait jeter des pages et me demandait comment je pouvais faire ça », Edmond Baudoin

L’absence d’Edmond a-t-elle permis à d'autres révélations de s’exprimer ? Il y a une scène très forte en ce sens, autour de la piscine au Chili.

E. L. : C’est vrai, ça a été un moment important de cette seconde partie du voyage avant même de l’être dans la BD. Sur le moment, avec ces jeunes, nous sommes dans la vérité, la sincérité. Je parle volontiers de ces sujets dans le cercle privé, quand je suis avec des amis. Ce n’est pas un tabou. Mais le dire dans une BD, c’est le dire publiquement. Quand arrive le moment de trancher si j'en parle dans la BD, si j’intègre cette scène dans le découpage, j’en discute avec les jeunes. Ils n’ont eu aucun problème à assumer ce qu’ils avaient dit et m’ont encouragé à les raconter. Leur courage et leur honnêteté m’ont poussé à faire de même. Évidemment, il y a un peu de réécriture, pour la dramaturgie. Mais j’ai choisi la sincérité. Après, dans Névé il y a trente ans, je raconte déjà ça. Mais en BD, ce n’était pas un sujet dans les années 90. Je me rappelle les réactions à l’époque et l’époque a quand même changé. Un type m’avait presque jeté un livre à la tête…

E. B. : Déjà quand on marchait ensemble au Chili, Emmanuel allait très loin dans ses confidences. C’est lui par exemple, qui me dit qu’il faut parler de Fanny, cette femme avec laquelle nous avons tous les deux eu une relation. J’étais étonné qu’il ose se mettre en danger, ça ne correspondait pas aux codes. Dans cette seconde partie, il ne fait que poursuivre dans cette voie. Il est très courageux.

Est-ce que la présence graphique de l’autre a influé sur votre dessin ?

E. B. : Ce qui m’a impressionné, c’est la capacité qu’il a avec l’aquarelle, faite sur place, assis par terre. C’était beau de le regarder peindre. J’ai vu la tension qu’il met, comment il bataille pour donner ce qu’il a en lui. Il est dans le respect absolu de ce qu’il voit. Moi c’est très différent. Je dévore, je prends le dehors et je le mets en moi. Le dehors n’a pas d’importance. J’en fais autre chose.

« Mes livres m’invitent à avancer, Edmond m’a obligé à penser autrement. », Emmanuel Lepage

Comment rapproche-t-on ces deux points de vue apparemment si différents ?

E. B. : On a juxtaposé nos deux musiques. Parfois, chacun fait sa partition tout seul, parfois nous travaillons la même page tous les deux, ensemble. Comme deux solistes, chacun notre tour. Ça a été très enthousiasmant de mêler ces musiques.

E. L. : Pour ma part, j’aime la liberté de dessin d’Edmond. Je suis très impressionné par sa façon de faire, sans crayonné. C’est comme s’il se jetait dans le vide quand il fait un dessin. J’aimerais avoir cette liberté, mais je ne suis pas prêt, je ne m’en sens pas capable. Sa façon de prendre à bras le corps le dessin, de refaire si ça ne va pas… Tu sens le combat qu’il mène avec le dessin. C’est une matière brute. Il est le dessin. J’espère que cela m’influencera dans ma démarche, mais j’en suis encore loin. Aux pages 101 et 102, on dessine ensemble, l'un à côté de l'autre. Elles ont été très impressionnantes à faire et je me suis vraiment laissé aller : c’était une expérience exceptionnelle.

E. B. : Ça a été un jeu, avec beaucoup de rires. Nous étions alors deux frangins assis côte à côte qui, sur le même papier, ont mêlé leurs deux traits. Nous sommes retournés en enfance, dans une forme de récréation par rapport au reste. Un livre, ça ne peut pas être tout le temps une récréation de ce type. Ça pourrait être lassant. Ou alors ce serait un tout un autre livre, beaucoup plus ludique. Mais pas celui-ci.

Edmond Baudoin, Emmanuel Lepage : Baudoin et Lepage au pied des étoiles
Edmond Baudoin, Emmanuel Lepage : Baudoin et Lepage au pied des étoiles

Y a-t-il d’autres pages importantes comme celles-ci pour votre travail commun ?

E. B. : Oui, il y a la page 120 où nous mêlons nos dessins, case après case et où nous nous représentons. Je dessine Emmanuel et Emmanuel me dessine. Et le jeu, c’est de ne pas se perdre. C'est une double référence à l'endroit où se trouve l’autre : dans le réel, dans le moment vécu, où nous essayons de ne pas nous perdre au milieu de la foule, et métaphoriquement, dans le dessin, où nous essayons de nous voir l’un l’autre. C’est une page que j’aime beaucoup parce qu’elle dit beaucoup, avec simplicité. 

Une page à 4 mains

Une page à 4 mains © Au pied des étoiles, Futuropolis

Au pied des étoiles est aussi un album très politique. Cette prise de parole a-t-elle été facilitée par la présence d’Edmond, que l’on sait très engagé ?

E. L. : Non, ça n’a pas changé grand-chose. Pour ma part, je voulais rappeler que le système néolibéral que l’on connaît aujourd’hui est né au Chili ; que le monde n’a pas toujours été comme ça. Je suis sans doute plus frontal que dans d’autres livres, mais cette sensibilité à l’Amérique du Sud, qui est très politique, je l’ai toujours eue, je l’ai traitée très tôt. Dans mes livres, j’ai envie de témoigner de ces gens qui se battent. Même si ce sont des combats perdants, ils sont toujours renaissants et c’est ce qui compte. Je suis toujours ému par ces gens qui ne se résolvent pas à baisser les bras.

Ce qui compte le plus dans cet album, n’est-ce pas la question du choc des générations ?

E. L. : En effet, nous avons constitué trois générations différentes et nous avons montré que le dialogue était possible. Pour moi, ce n’est pas tant une question de génération que de disponibilité, d’un côté comme de l’autre. Il faut être capable d’entendre d’autres façons de penser. Quand on dit que les jeunes ne sont plus politisés, c’est une connerie. Ils le sont autrement, hors d’un monde politique insatisfaisant pour eux. De même, le « Tu peux pas comprendre, t’es trop vieux », je n’adhère pas. On peut faire le pari de l’ouverture. La jeune génération appelle à penser autrement. Ça peut être compliqué : on reste dépendant d’une époque, d’une Histoire. Le dialogue peut être conflictuel, mais le tort serait de se draper dans sa posture. C’est quand même la première génération à qui l'on dit « si vous ne changez pas, on va tous crever ». On peut comprendre leur désespérance. Je les fréquente de plus en plus et je leur trouve une grande lucidité, qui les rend plus adultes.

E. B. : Emmanuel a des enfants de cet âge. Moi, ce sont mes petits-enfants qui ont ces âges. Je sais ce qui les questionne, parce que ces jeunes gens me parlent de ce monde lamentable, de comment ils se situent, de comment ils essaient de rêver… Je suis fils de Résistant. D’une certaine façon, j’en voulais à mon père de ne pas s’être fait tuer pendant ses actes de résistances. J’avais du mal avec le poids de cet héritage. Mais nous, nous mettons nos enfants dans des situations pires que celle que nos parents nous ont laissées. Alors chacun cherche sa voie comme il peut et nous adultes ne pouvons qu’aider les jeunes dans leurs démarches.

Finalement, n’êtes-vous pas surtout ouverts au monde plus qu’ouverts à la jeunesse, l’un et l’autre ?

E. B. : C’est ça, être artiste. Mon intérêt principal, c’est de pousser des portes vers l’inconnu de ce monde. La BD en est encore à ses balbutiements dans le lien image/texte. En se posant des questions sur notre art, on se maintient dans le monde. On est dans la vie dans le même questionnement que face à notre feuille de papier. Une anecdote : j’étais avec Jean Giraud, un peu avant sa mort. On regardait une exposition avec deux de nos œuvres côte à côte. Je lui ai demandé : « dans ta vie, tu as été une fois content vraiment de ce que tu as fait ? » Il m’a regardé, a regardé son dessin, m’a regardé, et m’a dit « non, ça n’est jamais arrivé ». On était deux. Jamais contents, jamais satisfaits de ce qu’on fait. Et c’est ça, qui amène à questionner le monde en permanence.

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