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Yann : Tuez la Grande Zohra, De Gaulle une cible à ne pas manquer

C’est avec intelligence et talent que Yann, accompagné de Jérome Phalippou au dessin, signe Tuez la Grande Zohra en deux tomes chez Paquet. Il y chronique les Trente Glorieuses en France (1946-1973) : pas de chômage, un pouvoir d'achat en hausse, une joie de vivre. Mais il y aura aussi une guerre, les « évènements » en Algérie de 1954 à 1962, l’indépendance. À coup d'attentats, de meurtres, un mouvement extrémiste français, l'Organisation de l'Armée Secrète issu du putsch avorté des généraux à Alger en 1961, tentera de la remettre en cause.

La Grande Zohra, c’est le surnom que l’OAS avait donné à De Gaulle. Tuez la Grande Zohra !, c'est donc tuer De Gaulle, l'ennemi à abattre, le « bradeur » de l’Algérie. Le grand témoin de l’album est le personnage d’une jeune femme qui a, enfant, été cruellement blessée dans un attentat à la bombe de l'OAS visant Malraux en 1962 : elle habitait dans son immeuble. Des bombes, il y en a eu avant l’OAS, celles du FLN (Front de Libération National) pendant toute la guerre à Alger ou Oran. Yann est précis dans sa démarche : « J’ai été marqué enfant par le visage ensanglanté de la petite Delphine Renard dans Paris Match, défigurée par une bombe en 1962. Mon père était abonné au journal. Il y a des photos qui ont un poids émotionnel incroyable. Souvenez-vous de celle de la petite vietnamienne sur la route brûlée par le napalm à My Laï ou celle d'un Viêt-Cong abattu en direct par le chef de la police à Saïgon pendant l'offensive du Têt en 68. Elles ont accéléré la fin de la guerre du Vietnam. »

Tuez la Grande Zohra !

Tuez la Grande Zohra ! © Paquet

Une péniche, un type qui s'est suicidé, la photo d'une petite fille, trois loubards trouvent le cadavre et mettent le feu à la péniche. L'électrophone joue la chanson de Piaf Je ne regrette rien qu'ont chantée les légionnaires du 1er Régiment Parachutiste en se rendant après le putsch en 61 auquel ils s'étaient ralliés.

À Paris en 1983, une jeune femme apprend qu'elle va perdre son œil encore valide suite à sa blessure dans un attentat enfant. Martine Goupil (inspirée par Delphine Renard et d’autres jeunes victimes) sait qu'il lui reste une chose à faire avant de devenir aveugle. « À travers elle », précise Yann, « j’ai trouvé un prétexte pour parler de ces Trente Glorieuses dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles. Le bonheur, mais à 20 ans en 1960, les soldats appelés partaient se battre trois ans en Algérie, avec ces attentats en plein Paris comme celui de la petite Delphine. Mon père, dans ces années-là, était capitaine sur un cargo et tous les jours, j’entendais parler de choses horribles. En plus, les cargos étaient un moyen dans les deux camps de se ravitailler, de voyager incognito, barbouzes ou FLN. Très ambigu. Ma jeunesse, c’est la guerre d’Algérie. »

Tuez la Grande Zohra !

Tuez la Grande Zohra ! © Paquet

Yann parsème son récit, selon les années, de références qui parleront aux jeunes seniors. Nounours et le Marchand de sable, Saturnin le canard et l’équipe de Cinq Colonnes à la Une visée également par un attentat déjoué. En 1968, les membres de l’OAS arrêtés purgent leur peine au pénitencier de l’île de Ré. Un détenu borgne veut toujours tuer De Gaulle. En 1964, Zorro est arrivé chante Salvador et Martine a embarqué sur le France pour les États-Unis où elle va subir une très douloureuse intervention. Yann est clair « Je cherchais à être objectif, à ne pas prendre parti, tout en montrant les justifications des uns et des autres. Les attentats du FLN ou de l’OAS défigurent des enfants à Alger ou à Paris. La mort est partout. Tout le monde a ses raisons, mais aujourd’hui, on est taxé de facho si on en parle. Il faut se taire, ce n’est pas politiquement-correct ou woke. Je ne supporte pas. »

Un personnage est très dur, celui de Djamila Pelazza (inspirée par Djamila Boupacha arrêtée, violée et torturée). Cette Algérienne militante du FLN algérien pose des bombes dans Alger et s’exprime sans regrets plus tard dans un débat public : « Il a été filmé et on la voit prise à partie par une gamine devenue adulte qui a été mutilée. Froide, glaciale, elle a sauvé sa vie, car elle faisait partie de la haute hiérarchie du FLN. Donc on préférait éventuellement l’échanger. »

Ma jeunesse, c’est la guerre d’Algérie.

Le dessinateur, Jérome Phalippou a réussi à suivre le fil du récit. Yann « s’adapte au dessinateur. J’ai forcé le trait de mon scénario. Je colle à son graphisme sans le forcer. Jérome Phalippou était enthousiasmé par l’histoire, ce qui est déjà un bon point de départ. Il a fait du bon boulot, mais il a un trait assez humoristique donc j’ai accentué par moments ce côté pour que cela colle, comme le type qui regarde Bonne nuit les petits, création on le sait peu ,d’Yvonne de Gaulle pour exalter les vertus familiales, la politesse. »

Que reste-t-il de la guerre d’Algérie aujourd’hui, dans la mémoire collective des plus jeunes, de l’indépendance en 1962, le putsch, l’OAS ? Yann est pessimiste : « Personne n’est au courant ou les gens ont une vision niaise. On parle des jeunes qui ont perdu leur temps dans les Aurès sans savoir ce que c’est ni où. Moi, ça m’a marqué. Je suis allé à Mostaganem où j’ai de bons souvenirs avec de petits Arabes en 1963 ou 64. On allait à la pêche. Pour moi, tout le monde était pied-noir. On se baladait beaucoup à Oran ou Alger, puis à Marseille ensuite où j’ai vécu, les pieds-noirs étaient très nombreux. Cet album me tenait à cœur. Il n’y a rien de personnel, mais j’ai récréé l’époque. On allait regarder la télé chez les voisins. Les Cinq dernières minutes avec Raymond Souplex, inoubliable commissaire Bourrel. »

De Gaulle va être longtemps la cible de l’OAS, mais sera sauvé par une chance folle, sa « baraka ». Il y aura deux tomes : « On a fait une trentaine de planches du second. Le surnom La Grande Zohra aurait été inventé par Georges Watin de l’OAS surnommé lui-même La Boiteuse, un colosse qui a raté De Gaulle au Petit-Clamart. Quand on cherche l’origine, cela remonte toujours à Watin qui dans l’album est Chenal, le Monocle. »

Des Trente Glorieuses et De Gaulle, Yann va revenir à l’aviation. « Ce sera chez Dupuis-Zéphyr sur le Rhinocéros, un avion allemand bourré de blindage très moderne, le He 219et son pilote avec Julien Camp au dessin. Une histoire qui traite de tableaux, mais sur le front de l’Est en deux tomes. Camp est un très bon dessinateur d’avions. J’ai d’autres projets, mais mon problème est de toujours trouver la bonne adéquation avec le dessinateur qui doit être motivé. Tout le monde n’est pas Berthet avec un dessin minimaliste, superbe ligne claire. J’ai en cours la trilogie de XIII avec TaDuc sur Jones. »

Tuez la Grande Zohra est un album qui a su alterner le quotidien et l’exception, guerre et paix en fait. Yann et Phalippou ont maîtrisé les feux et les joies, les douleurs d’une époque qui n’a pas été placée, quoiqu’on en dise, que sous le signe du bonheur.

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