Comment parler de telles atrocités ? Comment raconter la barbarie sans tomber dans le voyeurisme, en respectant la mémoire des victimes et de leurs descendants ? Un défi que Jean-François Miniac et Bruno Marivain, les auteurs d'Oradour, L'Innocence assassinée aux éditions Anspach ont relevé avec talent et humilité, conscients du rôle de passeurs qui leur était transmis par Robert Hébras, le dernier survivant du massacre. Découvrez l'entretien réalisé par Nicolas Anspach, éditeur de l’ouvrage qui l'a transmis à la rédaction de ZOO.
Nicolas Anspach : Comment est né ce projet de bande dessinée relatant le massacre d'Oradour-sur-Glane ?
Jean-François Miniac : L’album est né de la volonté de Robert Hébras, dernier survivant du massacre, de voir ce médium porter la tragédie qui l’a marqué à jamais et dont il était l’infatigable jalon de la mémoire. Cette aspiration à ce qu’une bande dessinée traduise Oradour en images répond à l’idée que Robert avait de la BD : un véhicule auquel les plus jeunes générations sont davantage sensibles. Transmettre à la jeunesse était sa priorité. D’ailleurs, Nicolas, vous avez découvert qu’en 1937, Robert animait un club de lecture consacré à Benjamin, le premier grand hebdomadaire français pour la jeunesse… Et cette revue publiait notamment des bandes dessinées.
Oradour : L'Innocence Assassinée aux éditions Anspach
N. A. : Quand avez-vous été contacté pour travailler sur ce sujet délicat ?
J.-F. M. : Lorsqu’en 2020, Oradour Histoire Vigilance et Réconciliation (OHVR), association de soutien de Robert, m’a demandé de concrétiser son projet, je ne pouvais qu’accepter une telle mission mémorielle, tout en déclinant celle de le dessiner. Adolescent, Oradour m’avait en effet marqué, lorsque ma mère nous avait emmenés découvrir ses ruines, au retour de vacances cévenoles. Réaliser ce projet depuis longtemps tant désiré par son instigateur, le « dernier témoin d’Oradour », est un honneur et une marque de confiance, pour toute l’équipe.
N. A. : Quelles ont été les premières étapes avant d’écrire le découpage ?
J.-F. M. : Tout d’abord, il m’a fallu lire les écrits consacrés à Oradour : livres et presse, éclairée par la pertinence du regard croisé sur le sujet de trois agrégés d’histoire chevronnés, dont Philippe Grandcoing. Somme toute, la difficulté a été d’articuler cette masse d’informations pour créer un récit à la fois choral et lisible, tout en tutoyant la plus scrupuleuse véracité historique. Robert, comme l’association, souhaitait en effet que la narration ne soit pas centrée sur lui – avoir vécu cette tragédie collective au même titre que ses frères d’infortune lui interdisait tout individualisme.
N. A. : Vous vous êtes ensuite rendu sur place…
J.-F. M. : Oui, au printemps 2021. En arrivant à Oradour, la toute première étape a été de me rendre un long moment au cimetière. Ce passage constituait pour moi un prélude incontournable à la réalisation d’une cinquantaine de portraits de victimes. En fin de compte, c’est pour toute la communauté villageoise que le projet a été initié.
L’immersion a débuté le lendemain, un jour caniculaire… Comme ce fatidique 10 juin 1944. Je suis parti de Saint-Junien pour suivre scrupuleusement le parcours emprunté par les assassins, faisant halte dans les divers lieux où ils s’étaient arrêtés, j’ai ensuite redécouvert le village en ruines. Mais, cette fois, riche des connaissances historiques acquises en amont, j’avais le sentiment de mettre mes pas dans ceux de l’histoire dont je m’étais longuement imprégné. Oradour est une messe à ciel ouvert, saisissante, qui impose le respect, le silence même. Durant une semaine, j’ai arpenté ses rues en tous sens, pour récolter une moisson de photos, réalisant près de 2 000 clichés destinés au dessinateur. La rigueur de la démarche imposait également que les autres lieux soient aussi visuellement recensés, du moindre hameau par lequel la poignée de survivants transita, aux lieux par lesquels passèrent d’autres protagonistes, dont les nazis. Comprendre ainsi les espaces a affiné l’élaboration du récit.
N. A. : Comment appréhender une telle barbarie ?
J.-F. M. : Avec rigueur, respect et pudeur. L’une des questions morales majeures qui s’est posée et imposée à nous a été celle de la représentation de l’horreur, de l’indicible, même si le dessin pose de facto davantage de distance avec le réel que l’image photographique. J’ai choisi d’éluder le macabre par respect pour les victimes et leurs familles. De surcroît, dans la réalité, les gens n’ont pu mesurer toute l’horreur du massacre que tardivement, il en est de même avec notre récit. À l’ostentatoire, l’allusif est à mon sens préférable. Naturellement, édulcorer visuellement la monstruosité du crime de guerre n’est aucunement le nier.
N. A. : Mis à part l’association Oradour Histoire Vigilance et Réconciliation, le scénario et le découpage ont-ils été relus par d’autres intervenants ?
J.-F. M. : En décembre 2021 à Limoges, le tapuscrit a été soumis à un comité de lecture constitué de six partenaires institutionnels. Cette réunion m’a permis d’apprécier l’acuité du regard historique du président de l’Association nationale des Familles des martyrs d’Oradour. Validé, le scénario, quelque peu amendé, a pris en compte les observations des uns et des autres, notamment le large abandon du langage populaire, initialement proposé par souci d’authenticité, mais dont l’usage pouvait heurter.
N. A. : En 2017, j’avais visité le site d’Oradour, et j’avais émis la possibilité de publier une BD sur le sujet. Au Centre de la Mémoire d’Oradour, on m’avait alors expliqué que ce serait compliqué. L’Association nationale des familles des victimes voyait d’un très mauvais œil ce type d’initiative.
J.-F. M. : Obtenir l’aval des familles des victimes était en effet moralement bien légitime, c’était même la moindre des choses. Longtemps, ce projet de bande dessinée aura été inacceptable à leurs yeux. Jusqu’alors, elles étaient réticentes aux représentations artistiques de la tragédie et particulièrement à la représentation visuelle des leurs. Aujourd’hui, l’arrivée de nouvelles générations, je pense à Benoit Sadry aux commandes de l’association et à Philippe Lacroix, maire d’Oradour, répond parfaitement aux aspirations de Robert.
N. A. : Finalement, j’avais abandonné cette idée, avant d’être contacté pour porter votre bande dessinée…
J.-F. M. : Oui, début 2022. Votre ligne éditoriale correspondait aux exigences de qualité des parties prenantes, mais ce sont votre dynamisme, votre sensibilité et votre sérieux qui les ont conquis. Le choix du dessinateur s’est alors porté sur Bruno Marivain, dont le réalisme minutieux confinant parfois à l’obsession, correspondait aux souhaits de Robert, comme à l’idée que nous nous faisons du devoir de respect envers les familles.
N. A. : Quelle a été l’implication de Robert Hébras ?
J.-F. M. : Depuis le début, l’implication de Robert a été constante, que ce soit personnellement ou par l’intermédiaire de Bernadette Malinvaud, présidente de l’association OVHR, qui lui transmettait mes demandes d’informations. Naturellement, à chacun de mes séjours à Oradour, je me suis rendu chez Robert qui habitait à deux pas du vieux village.
N. A. : Combien de séances de travail avez-vous eues avec lui ? En quoi consistaient-elles ?
J.-F. M. : Une demi-douzaine. Pour l’essentiel, il s’agissait de discussions à bâtons rompus, entrecoupées de prises de notes et de réalisations de croquis. L’un des entretiens, celui du 14 avril 2022, a été enregistré. Tout comme celui de Louis Laplagne, un paysan de 102 ans qui a vécu le 10 juin non loin d’Oradour et dont la mémoire était encore d’une étonnante précision.
En mai 2022, l’équipe a parcouru les ruines en compagnie de Robert. Cela a été l’occasion pour nous, et surtout pour Bruno Marivain, de mieux comprendre la topographie des lieux entre la grange Laudy1 et les clapiers voisins. Les croquis saisis sur le vif par Bruno, sur les directives de Robert, ont permis de reconstituer parfaitement ces espaces qui demeuraient abstraits à la lecture un peu aride des seules archives.
N. A. : Depuis 2021, avez-vous exécuté de nombreux croquis directement sous les directives de Robert Hébras, lors de vos séances de travail ?
J.-F. M. : Les croquis réalisés d’après ses indications font revivre les lieux dont il ne subsiste aucune image. En effet, l’iconographie sur l’ancien Oradour est extrêmement succincte : une bonne vingtaine de cartes postales d’avant-guerre représentant essentiellement les intérieurs des bâtiments. Robert a notamment été sollicité pour reconstituer l’intérieur de sa maison familiale, celui de divers commerces, comme le coiffeur Morliéras, ou encore celui de l’église. Robert déplorait d’ailleurs le manque de témoignages des survivants pour fixer la mémoire visuelle des lieux. Mes interrogations concernaient souvent des aspects pratiques destinés à enrichir le récit même. Robert m’a confié la totalité de ses archives, dont j’ai pu reproduire les photographies aux Bordes et dans lesquelles Bruno a pu puiser. Ma curiosité se focalisait aussi sur la vie quotidienne du vieil Oradour, ses aspects sensibles, les sons, les musiques, les couleurs, les odeurs, les coutumes, les pratiques, les psychologies.
N. A. : Quel a été votre ressenti par rapport à ces séances de travail avec Robert Hébras ?
J.-F. M. : En fait, au-delà du témoin emblématique prescripteur du projet, j’ai découvert un être humain attachant et un grand-père attendrissant avec son phrasé unique, chantant, son émouvante fragilité.
Sans même parler de son sens du devoir et de sa force de caractère. Quelle vie que la sienne ! Quelle leçon ! Robert répondait volontiers à toutes mes questions, de la plus banale à la plus personnelle. Je pense à la vie amoureuse du jeune Robert qu’il semble avoir eu plaisir à se remémorer, tout en jetant un voile pudique lorsque l’évocation d’un passé heureux, mais révolu semblait particulièrement le toucher.
Croquis de la grange Laudy dessinée par Bruno Marivain selon les instructions de Robert Hébras © DR
N. A. : En discutant avec Robert Hébras, j’ai immédiatement perçu que, près de 80 après, il était encore ému et triste en parlant du massacre. Un ex-voto remerciant Notre-Dame de Lourdes a été posé dans l’église, le 4 mai 1942. Robert me disait, la gorge serrée, que, lorsqu’il se rendait dans les ruines de l’église, il ne manquait jamais de regarder cet ex-voto symbolisant l’un des derniers moments heureux vécu par sa petite sœur.
J.-F. M. : Un témoignage de sa force intérieure… Car, triste ironie, les deux sœurs et la maman de Robert ont disparu dans cette même église... De cette tragédie intime, nous laissions naturellement Robert, toujours pudique, évoquer ce qu’il souhaitait partager avec nous. Lors de ma première visite, la formulation et la nature de mes questions l’ont surpris – C’est tellement autre chose que d’habitude ! », disait-il. Je crois que Robert ne s’attendait pas à ce qu’elles soient aussi pointues et que, quelques fois, cela l’a un peu « bousculé ». Mais, très vite, il a apprécié ces échanges, et a même pris plaisir et grand intérêt à cette démarche. Après chacune de nos rencontres, Robert revenait souvent vers Bernadette pour approfondir ses réponses : « J’ai repensé à ce que j’ai dit l’autre jour… » les yeux brillants de contentement et sourire aux lèvres, il ajoutait tel détail, telle anecdote !
N. A. : Robert Hébras est décédé en février 2023. Un hommage national lui a été rendu au Cimetière d’Oradour en présence de Pap Ndiaye, alors Ministre de l’Éducation Nationale représentant le Président de la République, et de l’ancien Président François Hollande.
J.-F. M. : Un hommage national tout en émotions et à la hauteur de l’homme. Sensibles, les mots de Benoît Sadry ont notamment évoqué un ultime et saisissant pardon mutuel, celui de la petite-fille d’un nazi, dont le grand-père SS avait mitraillé le groupe de Robert dans la grange, et ce dernier, à l'été 2022.
N. A. : Concrètement Robert Hébras a-t-il validé votre travail ?
J.-F. M : Bien entendu. Il a suivi le scénario, lu l’intégralité de mon découpage dessiné, puis vu les planches dessinées par Bruno. Malheureusement, le destin a voulu qu’il ne voit que la moitié de ces planches. C’est un grand regret qu’il n’ait pu tenir l’album entre ses mains.
N. A. : A-t-il été ému de se voir dessiné ?
J.-F. M. : Cela lui a fait plaisir, je crois, tout comme de voir représenter ses copains et les autres villageois. Sans doute que le petit lecteur de Benjamin qui demeurait en lui en a été satisfait... Surtout, il était heureux de l’avancée du projet, qu’il appréciait pas à pas, de savoir que la mémoire de la tragédie collective allait être transmise par un collectif de plus jeunes à destination d’encore plus jeunes. Sans doute éprouvait-il une certaine fierté, non exprimée bien entendu, d’être à l’origine de cette réalisation qui prenait forme sous ses yeux.
Robert Hébras se découvre dessiné © DR, OHVR
N. A. : L’autre dernier témoin direct, Camille Senon, a-t-elleété consultée ?
J.-F. M. : Bien entendu, Camille Senon a été associée. Depuis la disparition de Robert, elle est désormais l’ultime rescapée d’Oradour. Cette dame de 98 ans [NDLR : en 2024, au moment où sont écrites ces lignes], toujours éprise d’idéal communiste et toujours curieuse de la marche du Monde, force l’admiration. Bernadette (Malinvaud) qui lui lit L’Humanité chaque semaine a permis ces touchants entretiens. Mes questions concernaient notamment la narration visuelle, Camille demeurant le dernier témoin de l’épisode du QG des SS, d’où son groupe a miraculeusement réussi à s’échapper, au soir du 10 juin. Camille est représentée dans l’album et nous nous ferons un plaisir de venir lui montrer, à a sortie, l’ouvrage voulu par Robert, instigateur qui demeure toujours bien présent dans nos têtes et nos cœurs, et auquel j’aurais tant aimé offrir le fruit de notre travail collectif.
Bruno Marivain corrige un croquis selon les instructions de Robert Hébras © DR
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