Après les monumentaux Shangri-La et Carbone & Silicium, Mathieu Bablet clôt brillamment son triptyque avec Silent Jenny, un récit post-apocalyptique crépusculaire aux allures presque prophétiques. Rencontre avec un auteur qui porte un regard lucide sur le monde qui l’entoure.
Maintenant que Silent Jenny est terminé, quel regard portes-tu sur les trois volumes de cette trilogie, sur cette somme ?
Mathieu Bablet : D’abord un grand soulagement, les quatre dernières années ont été compliquées, et ce projet avait une ambition visuelle énorme. Atteindre le bout du chemin a été difficile : j’évaluerais à 80 % la part de souffrance dans le processus créatif. Mais j’ai le sentiment d’avoir dit ce que je voulais dire, et d’avoir conclu une démarche entamée depuis des années.

Couverture de Silent Jenny, illustrée par Mathieu Bablet.
Peux-tu nous présenter l'histoire en quelques mots ?
M.B. : On suit Jenny, une chercheuse qui vit dans une monade, une unité-ville, et travaille au sein d’une grande corporation. Sa mission : retrouver les traces des derniers insectes pollinisateurs disparus, les cloner et espérer renouer avec « le monde d’avant » : biodiversité, cultures, vivant. C’est un post-apo qui s’attache au parcours d’une personne autant qu’au fonctionnement d’une communauté.
D'ailleurs Jennt se tient entre deux montes : Monade et Corporation. Pourquoi ce positionnement ?
M.B. : Parce que c’est humain. Elle est attirée par l’idée du monde d’avant, mais en constate l’échec : on ne peut pas y retourner. Alors on fait quoi ? On se morfond ou on avance ? Je voulais qu’elle traverse ces étapes et se construise jusqu’au message final.
Le livre donne peu d'explications "techniques" sur l'univers.
M.B. : L’univers reste perméable par évocation. On connaît tous les codes du post-apo ; l’enjeu a donc été de déjouer les schémas et surprendre. J’évite le didactisme « manuel d’univers », mais je me rapproche à fond des personnages : leurs doutes, leurs choix. L’émotion ne tient que si on habite leur psyché. L’écosystème peut rester vaporeux, elles/eux, jamais.

Extrait de Silent Jenny, disponible en librairie le 25 août 2026. © Rue de Sèvres/Label 619 2026
Tes deux précédents livres étaient très technologiques. Ici, on sent un virage terre-à-terre, plus analogique.
M.B. : Oui, c’est volontaire. J’avais envie de mécanique, de matières, moins d’ultra-tech. Et puis ça colle à des thématiques écologiques. Pendant Carbone & Silicium, j’ai fait beaucoup de recherches sur l’effondrement et les limites planétaires : articles, vidéos, interviews… J’en suis sorti dépité. Silent Jenny naît de cette éco-anxiété : comment dépasser l’abattement quand tout dit qu’on va droit dans le mur ? Construire autre chose, malgré tout, est devenu la boussole du récit.
Un album post-covid ?
M.B. : Oui, c’est assumé. Et plus largement, j’ai pris de la distance. Aujourd’hui, la prospective est rattrapée en permanence par le réel. Faire une SF à 2–3 ans d’échéance, c’est le risque d’être caduque à la sortie. 2025 l’a montré : des bascules politiques qu’aucun récit court-terme n’aurait anticipées. D’où un univers déporté, qui parle d’aujourd’hui sans le singer.
Graphiquement, on associe souvent ton style à de grandes horizontales, tu passes ici à plus de verticalité, des masses de noir, de la boue...
M.B. : Je voulais me challenger. Sans architecture « gratte-ciel », comment fabriquer du détail, raconter par le décor ? J’ai travaillé des formes, des noirs. Et j’ai « triché » en jouant l’inframonde, les changements d’échelle : ça redonne de la folie visuelle au-delà des plaines désolées.
Tu reviens souvent au post-apo. Qu'est-ce qui t'y attire ?
M.B. : Le post-apo condense une société complexe en systèmes lisibles. Dans Silent Jenny, la ville, Pyrrhocore / les monades, une trentaine de personnages qui font tourner une communauté, suffisent à évoquer des sujets très actuels dans un cadre limité. Mes univers immenses peuplés de personnages très seuls parlent d’un thème universel : trouver sa place, créer des liens dans un monde numérisé et fragmenté.
À quoi ressemble une journée type, et comment gères-tu 300 pages sans te perdre ?
M.B. : Je suis très structuré depuis Shangri-La. Ma règle d’or : une planche noir et blanc par jour - matin crayon, après-midi encrage. Je fais tout le noir et blanc, puis je réserve six mois pour la couleur (en moyenne trois planches par jour). Je me garde 3–4 mois de rab pour les impondérables. Côté écriture, je vise 4 mois pour un scénario entièrement charpenté. En temps normal, je ne dessine qu’une fois ce rythme verrouillé.
Silent Jenny a fait exception : j’ai galéré à l’écriture, j’ai commencé à dessiner sans storyboard général, avec le début et la fin en tête, des morceaux au milieu, et la confiance que les idées viendraient durant une production de 4 ans. Chaque matin, je me faisais un mini-board avant la planche. Mon découpage reste classique, ça a tenu (j’ai refait deux-trois séquences pour optimiser le rythme).

Extrait de Silent Jenny, disponible en librairie le 25 août 2026. © Rue de Sèvres/Label 619 2026
Tu alternes en même temps des albums solos et des collaborations. Ça nourrit la suite ?
M.B. : Ce sont mes récréations. Ça m’aère entre deux projets longs et solitaires. ShinZero, on a trois tomes à faire, on continue. Midnight Order : on explore. Créer à plusieurs, c’est l’émulation idéale. Et ça m’évite de refaire le même livre.
Musique : Après Carbone & Silicium, Toxic Avenger remet ça pour Silent Jenny. Comment ça se passe ?
M.B. : Je me sens chanceux. À l’origine, on lui demandait de courtes boucles pour nos trailers. Sur Carbone & Silicium, il a lu l’album, adoré, et proposé bien plus qu’une minute. Pour Silent Jenny, même élan naturel : les thèmes, notamment le côté industriel des monades, l’inspiraient. On discute en amont : intentions, couleurs musicales, motifs. Puis il fait sa magie. Il a fini par composer 11 titres tant il s’éclatait. Les morceaux sortent en vinyle et en numérique sur les plateformes (Spotify, Bandcamp, etc.).
Et maintenant ?
M.B. : J’ai des idées, des questionnements, je me laisse le temps. L’objectif : éviter la répétition et ne pas porter les stigmates des thématiques précédentes. La promo m’empêche d’y plonger, et c’est très bien : ça décante.
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