Lucky Luke a 70 ans cette année. Pour son anniversaire, il s’offre une renaissance sous la plume de Jul et le pinceau d’Achdé qui a pris le relais de Morris depuis maintenant quatorze ans. Les deux auteurs racontent comment ils ont composé La Terre promise.
Un héritage conséquent
Comment vous êtes-vous retrouvés sur la reprise de Lucky Luke ?
Achdé : J’ai toujours adoré Morris et ai eu un style très proche... mais tout le monde me disait : « Il n’y a qu’un Morris ! » Donc j’ai transformé mon style pour faire d’autres BD jusqu’au jour où j’ai réalisé quatre planches pour un album en hommage à Morris. J’ai donc eu le bonheur de dessiner comme lui sur quelques planches ! Quelques mois plus tard l’éditeur me rappelle car Morris m’avait repéré et voulait me faire passer des essais sur la série Rantanplan.
Quand Morris est décédé, j’ai fini mon dernier gag et je me suis dit que l’aventure s’arrêtait ici. Mais six mois plus tard je reçois un coup de téléphone : « voulez-vous reprendre Lucky Luke ? » j’ai répondu que je voulais faire des essais : c‘était si soudain que j’avais peur ! Après les essais appréciés par tout le monde, j’ai réalisé un premier album que Morris n’a pas eu le temps de faire... Et cela fait maintenant quatorze ans que je dessine Lucky Luke. J’aime beaucoup cette notion de transmission artistique : quand je ne pourrai plus dessiner ou que je serai un vieux con, je passerai le flambeau à quelqu’un d’autre !
Jul : Contrairement à Achdé, cet album est mon premier Lucky Luke ! Pour les 70 ans de la série, l’éditeur voulait orchestrer une renaissance de cette série populaire. Si tout le monde connait ce personnage, beaucoup de monde n’a pas acheté d’album depuis des années. Il fallait faire revenir les lecteurs traditionnels en montrant que Lucky Luke pouvait être en phase avec l’actualité : c’est sûrement pour cela qu’on est venu me chercher, vu que j’ai un passé de dessinateur satirique. J’ai bien sûr été enchanté mais ça a été un sacré défi car il fallait écrire à la fois pour les enfants et les adultes sans perdre personne...
Qu’a de différent votre personnage de Lucky Luke ?
Jul : Depuis dix ans, Lucky Luke est plutôt un témoin de l’action. Avec La Terre promise on l’a rendu plus présent, plus humain : il rit, est ému, etc. Mais on n’est pas non plus revenus aux débuts de Lucky Luke où il bondit d’action en bagarres avec l’élasticité du super-héros, on lui a donné plus de psychologie mais sans qu’il soit prise de tête non plus...
Achdé : D’ailleurs pour la scène où Lucky Luke est ému, j’ai puisé l’inspiration dans Le Pied-Tendre. Au début, de cet album l’émotion de Lucky Luke se lit uniquement quand il n’arrive plus à rouler sa cigarette. D’où la scène où Lucky Luke perd presque son brin d’herbe au son du violon yiddish.
D’ailleurs Jolly Jumper est le pendant de ce cow-boy flegmatique…
Jul : Oui, j’adore ce moment dans la série où Jolly Jumper se met à parler et devient le surmoi de Lucky Luke. Ce cheval peut incarner la flemme, l’ironie, l’agressivité que le héros qu’est Lucky Luke ne pourrait pas assumer. J’aime beaucoup ce personnage, il m’a permis de balancer de nombreuses blagues.
Quiproquo et anachronisme maitrisés
Achdé, comment avez-vous travaillé votre trait pour coller à celui de Morris ?
Achdé : Avec les essais, j’ai passé six mois à repérer les gimmicks du dessin de Morris pour avoir une gamme d’expressions de base. Je voulais aussi bien comprendre la construction de planches de Morris. J’ai beaucoup travaillé pour libérer mon encrage pour me rapprocher de celui virtuose de Morris.
Copier un dessin c’est une chose mais digérer une technique de découpage et de narration c’en est une autre. J’ai découvert les planches originales de Morris l’année dernière, quand on a ouvert le coffre les contenant pour l’exposition. J’étais hyper heureux d’avoir ouvert celui contenant Ma Dalton, un des albums que je trouve le plus abouti. Cela faisait quatorze ans que je travaillais à l’aveugle : voir ces originaux m’a conforté dans certains choix et libéré pour La Terre Promise !
Et quels changements avez-vous amenés ?
Achdé : Dans cet album, j’ai osé certains plans que Morris n’aurai pas abordés de cette manière. Comme il s’inspirait du cinéma de son époque, il n’aurait pas fait le plan de fuite du canyon. Mais s’il était encore vivant, il l’aurait sûrement fait car il aurait assimilé les évolutions du cinéma.
Comment travaillez-vous ensemble ?
Jul : Il m’a fallu faire primer le récit au long cours sur les sketchs. Dans Silex and the City, la narration est un prétexte à une suite de gags alors qu’avec Lucky Luke, il fallait que la famille fasse une grande traversée et vive de nouvelles choses à chaque étape. J’ai donné un scénario très découpé et dialogué à Achdé. Il l’a pris et retouché donc on a discuté pour mettre en place ensemble le matériau de base.
Achdé : J’aime beaucoup le moment du découpage car je pose la caméra là où je veux. Ce moment est celui où je prends ma liberté par rapport au scénariste : comme disait Raoul Cauvin « Au cinéma, on ne demande pas au scénariste de tenir la caméra ! »
Comment est arrivé le thème de cette BD ?
Jul : J’aime beaucoup les albums où un élément extérieur arrive au Far West et devient source de quiproquos, comme Le Pied-Tendre ou Le Grand Duc. J’ai donc fait des recherches sur quelles populations immigrantes n’ont pas encore été représentées : il y avait les Juifs et les Noirs. J’ai commencé par écrire sur les Juifs car c’était une histoire plus solaire, je me sentais pas encore prêt pour aborder par le gag la grande tragédie qu’a été l’esclavage. Je me laisse du temps : ce sera mon défi !
Comment piochez-vous les références historiques, sources de gags ?
Jul : LA règle dans Lucky Luke est qu’il n’y a jamais d’anachronismes : il faut donc étayer toutes situations aussi burlesques qu’elles soient par des faits historiques. On a donc cherché des photos et documents sur les pionniers juifs de l’Ouest. C’était assez facile car il y en a beaucoup, à commencer par le fabricant de jeans Levi Strauss qui ouvre ses premières succursales dans le Montana et le Dakota alors que Lucky Luke parcourt l’Ouest. Ses pantalons deviendront l’uniforme du cow-boy !
Les gags naissent souvent des recherches: quand on a découvert l’existence des Indiens blackfoot, c’était une super source de jeux de mots ! Souvent l’information amène le gag et les deux se marient.
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